Il y a toujours eu des cartes de géographie aux murs de la classe !



Des tâches roses de l'empire colonial français aux planisphères d'aujourd'hui en passant par les cartes de France, d'Europe ou d'autres continents, il y a toujours eu des cartes aux murs de l'école. Alors pourquoi une loi pour l'imposer ?

Le projet de loi "sur l'école de la confiance" (dite loi Blanquer) est en cours de discussion devant l'Assemblée nationale en ce mois de février 2019 et donne lieu à toutes sortes d'amendements. Après l'obligation à l'école de la présence des drapeaux tricolore et européen, ainsi que des paroles de l'hymne national, l'Assemblée prévoit un amendement pour imposer l'installation dans les classes d'une carte représentant la métropole et les territoires d'outre-mer. On se croirait revenu sous la 3e République...

Atlas colonial de A. Fauchère et A. Galand destiné à la jeunesse (1931)
extrait de Images et colonies en France


"Cet amendement pourrait s'intituler : soyons fiers de nos outre-mer" a lancé son auteur, le député (LR) de la Réunion David Lorion, en plaidant pour la présence dans les classes d'une carte de France qui n'ignore pas l'outre-mer. "Il s'agit de reconnaître sur nos cartes ce que la Constitution reconnaît déjà. L'image cartographique de la France ne peut être rétrécie à son seul Hexagone" a-t-il dit, évoquant "une discrimination majeure". Le ministre de l'Education Jean-Michel Blanquer et la rapporteure (LREM) Anne-Christine Lang ont estimé que cette revendication, bien qu'importante, ne relevait "pas de la loi" et qu'imposer cette mesure n'était "pas nécessaire". "C'est 3 millions de Français qui n'apparaissent pas sur les cartes. Il s'agit juste de rétablir ce qu'est la France" a fait valoir de son côté la députée PS de la Réunion et ancienne secrétaire d'Etat à l'Egalité réelle, Ericka Bareigts. Si on ne peut qu'être favorable à l'idée de promouvoir la diversité et la richesse des différents territoires de la République, peut-on laisser accroire que la France est toujours enseignée à l'école sous le signe de l'hexagone (sans les outre-mers) ?

Extrait d'un manuel récent de géographie (2016, classe de 3e) 


La carte murale de l'empire colonial français avec ses "taches roses"
dressée par Joseph Forest en 1911 (source : Gallica)


Revenons  un peu sur les faits. Il est vrai que les Français ont longtemps ignoré la géographie et l'histoire des territoires ultramarins, comme le montre l'historien Alain Ruscio. Pour autant, il convient  de tordre le cou à une légende solidement ancrée qui voudrait que la France soit restée complètement indifférente au sort de ces territoires. « En 1905, Étienne Clémentel nouvellement nommé ministre des Colonies, aurait observé une carte, émaillé des fameuses taches roses, en arrivant dans son bureau, se serait écrié : "Les colonies, je ne savais pas qu’il y en eût tant !". Les historiens les plus sérieux ont parfois repris cette citation. On la retrouve même dans des sites spécialisés de révision du bac… Mais le doute vient lorsqu’on constate qu’elle n’est jamais référencée. Ce seraient les volontés réformatrices de ce ministre qui lui auraient attiré l’hostilité du lobby colon, à l’origine de cette rumeur» (extrait de l'article d'Alain Ruscio sur le site Histoire coloniale et postcoloniale). De là à penser qu'on en serait encore à cette vision passéiste...

Du côté des programmes scolaires, il y a eu des changements notables que les députés qui ont soutenu cet amendement ne peuvent ignorer. Les territoires ultramarins sont étudiés de manière spécifique en classe de Troisième et de Première dans le cadre d'un enseignement d'histoire-géographie qui n'étudie plus la France en elle-même, mais ses différents territoires au sein de l'Europe et du monde. Depuis le début des années 2000, l’enseignement de l’histoire-géographie en contexte ultramarin a fait l’objet d’adaptations des programmes nationaux afin de répondre aux spécificités locales des départements et régions d’outre-mer (BOEN, 2000 et 2017). Il s’agit non seulement d’intégrer les territoires ultramarins à l’histoire de la nation française (Legris, 2010), mais également de s’appuyer sur des exemples locaux afin de donner plus de sens à l’enseignement de l’histoire et de la géographie pour les élèves. Des travaux de recherche sont en cours sur les conditions de mise en oeuvre et les effets de ces adaptations de programmes en contexte ultra-marin (cf le projet de recherche H-G Context au sein du laboratoire ICARE - Université de la Réunion).

Une salle de classe avec au mur la carte de l'Union européenne (28 pays)



Aujourd'hui il n'est pas rare de voir afficher des cartes et des images géographiques aux murs des salles de classe : une manière d'amener le monde dans la classe et de faire découvrir aux élèves d'autres pays et d'autres régions que la leur. Mais il ne s'agit pas obligatoirement de cartes de France. En général, les enseignants préfèrent des cartes du monde qui offrent un usage plus polyvalent. A l'heure de l'intégration européenne et de la mondialisation, que peut d'ailleurs signifier une carte exhibant les seuls territoires français ? Cette habitude d'orner les murs des classes de cartes de France remonte aux années 1870, à une époque où il s'agissait de reconquérir "la ligne bleue des Vosges" (Levasseur, Himly, 1871). Ce qu'Ernest Lavisse résumait ainsi dans son manuel d'histoire : "Tu dois aimer la France, parce que la Nature l'a faite belle, et parce que l'Histoire l'a faite grande".

La carte des départements français (par P. Vidal-Lablache) 
 

La célèbre collection de cartes murales de Vidal de la Blache créée dès 1885 et qui a perduré jusque dans les années 1960 (l'éditeur Armand Colin continuant a leur donner le nom du célèbre géographe) a probablement joué un rôle important, bien que difficile à déterminer, dans la construction d'un imaginaire collectif de la Nation. Ces cartes dites "Vidal-Lablache", présentes dans pratiquement toutes les écoles de France, constituent un lieu de mémoire. L'école a ainsi contribué pendant un siècle à forger un sentiment d'unité national, une sorte de patrie mentale. Encore présentes dans la mémoire collective, ces cartes de notre enfance avaient la force d’une « pédagogie muette qui s’empare des yeux et se grave dans le souvenir » (Vidal-Lablache, 1905). Conservées au Musée d'histoire de l'éducation, ces cartes font aujourd'hui partie de la liste des accessoires obsolètes de l'Ecole républicaine qui exaltait la "mission civilisatrice" de la France. On peut certes avoir la nostalgie de l'époque où la France régnait sur trois océans : ce que met parfois en avant le Ministère des Outre-Mer pour justifier le rayonnement de la France à travers ses territoires marins et leurs ZEE, mais aussi certaines cartes de manuels scolaires qui insistent davantage sur la présence géopolitique de la France dans le monde que sur les spécificités régionales et les capacités de développement endogène de ces territoires. Pour autant le contexte a changé et on ne reviendra pas à un récit national par l'imposition du drapeau et de la carte. D'ailleurs est-on bien sûr qu'il n'y a plus de cartes de France dans les classes ?

Une salle de classe avec au mur plusieurs cartes de France (dont les DROM)


S'il y a moins de cartes murales (et pas seulement de cartes de France en particulier), la raison en est bien différente. La plupart des cartes mobilisées en classe de géographie ne sont plus des cartes murales pour des raisons de coût. Ces cartes plastifiées coûtent très cher à l'achat (voir ce témoignage). Mais la raison principale est d'ordre pédagogique : les activités d'apprentissage cartographique ne passent plus (seulement) par le commentaire de carte magistral au tableau. Jean-Pierre Chevalier, qui a travaillé dans sa thèse (1992) sur les cartes dans l'enseignement de la géographie, note que les cartes murales sont encore très présentes dans les salles de classe, surtout à partir du cours moyen. Il est difficile de savoir ce qu'en font réellement les enseignants d'un point de vue pédagogique. Elles constituent une sorte de "curriculum caché" qui diffère peu des instructions officielles. Toute une nostalgie entoure ces cartes qui servent souvent de "décor cartographique" à la classe. A côté de la carte physique de la France, on aime afficher la belle carte des départements français avec la liste de leurs préfectures et sous-préfectures. Lucien Gachon (1946) montre que, pour un enfant, elle n'est qu'une abstraction : "Utile, nécessaire, indispensable même pour figurer et situer les grandes réalités géographiques dans leurs proportions relatives, la carte murale n'en demeure pas moins, pour l'écolier, une abstraction, ou plutôt, une image existant par elle-même (surtout s'il la voit toujours suspendue au même endroit) et qui finit par se graver dans sa mémoire visuelle, indépendamment de la réalité véritable." Voudrait-on encore aujourd'hui "graver les esprits" avec la carte d'une France étendue aux trois plus grands océans du monde ?

Extrait d'un manuel récent de géographie (2015, classe de 3e)


Déjà en 1938, le géographe André Choley s'interrogeait sur la place à accorder aux cartes murales et demandait à ce qu'on en limite l'usage : "En somme, ce que nous souhaitons, c'est la classe active, avec deux sortes de travaux cartographiques : des travaux individuels et des travaux collectifs ou de groupes". D'abord distribuées sous forme de polycopiés, puis photocopiées et maintenant numérisées, les cartes sont depuis longtemps manipulées, analysées, discutées directement par les élèves. Elles ne passent plus uniquement par le support papier. A côté des cartes issues de manuels ou d'atlas, les enseignants d'histoire-géographie tout comme les élèves ont recours de plus en plus à des cartes sur support numérique (cartes ou croquis sur ordinateur ou sur Internet, images de globes virtuels, cartogrammes et anamorphoses en 2 ou 3 dimensions...).

Mais ces usages scolaires de la carte, le Ministère comme l'Assemblée nationale n'en ont cure. Seule compte la finalité : l'amour de la patrie. C'est un usage politique de la carte, strictement républicain et pour le moins réducteur auquel les enseignants n'étaient plus accoutumés depuis longtemps ! Comme si regarder un drapeau et une carte suffisait à « faire aimer la France »... Il y a certainement mieux à faire pour développer l'éducation civique que d'admirer des emblèmes. Sans compter qu'en les ramenant à des icônes (rappelons qu'il s'agit d'afficher des cartes de France dans toutes les salles), il va être bien difficile d'enseigner ensuite un usage critique des cartes. Est-ce la façon dont les élus de la Nation envisagent les finalités civiques de l'histoire-géographie à travers un usage contemplatif des cartes de France ?

Le commentaire par une élève d'une carte murale de la France (1955)


Le commentaire par une élève d'une image aérienne à partir d'un globe virtuel (2010)



Références

Atlas et cartes murales de Vidal de la Blache, Musée National de l'Education, Rouen. En ligne
 
AUGIAS, Damien (2015). Cartes Vidal-Lablache et colonies de vacances: les témoins d'une nostalgie républicaine réaffirmée. Nonfiction (1 février 2015). En ligne.

Bulletin officiel de l'Education Nationale, Adaptation des programmes d'histoire et de géographie pour les enseignements donnés dans les DOM. BOEN n°8 du 24 février 2000. En ligne.

Bulletin officiel de l'Education Nationale, Adaptation des programmes nationaux d'enseignement d'histoire et de géographie des cycles de consolidation (cycle 3) et des approfondissements (cycle 4) pour les départements et régions d'outre-mer. BOEN n°11 du 16 mars 2017. En ligne.

CHEVALIER, J.-P. (1992). Les cartes et l'enseignement de la géographie aux élèves de 5 à 11 ans depuis 1969, Université Paris 1. En ligne.

CHEVALIER, J-P. (2018). Cartographique, photographique, numérique, trois idéaux-types pour les manuels de géographie (1719-2017) », DIversités REcherches et Terrains. 10, 2018, En ligne

CHOLLEY, A. (1938). Les cartes et l'enseignement de la géographie. L'information géographique, volume 3, n°1, 1938. p. 23-27. En ligne.

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FAUCHERE, A., GALLAND, A. (1931). La France d'outre-mer illustrée, Paris, Blondel La Rougery.

FOREST, J. (1911). Domaine colonial de la France et ses productions. Tableau dressé par J. Forest, géographe officier de l'Instruction publique. En ligne.

GACHON L. (1946). Pédagogie de la géographie pour les petits et les grands. L'information géographique, volume 10, n°3, p. 111-113. En ligne.

GENEVOIS, S., FAGEOL, P-E. (2017). Etude sur les adaptations des programmes d'histoire-géographie à La Réunion - Rapport d'enquête réalisé auprès de 298 enseignants en juin 2017. En ligne.

GENEVOIS, S., FAGEOL, P-E. (2020), « L’enseignement de l’histoire-géographie à La Réunion. Entre adaptations des programmes et contextualisation des pratiques », in Genevois, S., Wallian, N. (dir.), Enseigner-apprendre en tous terrains. De la didactique contextuelle à la contextualisation du didactique., Editions des archives contemporaines. En ligne.

LEGRIS, P. (2005). Vidal de la Blache, un savant face à la 3e République. Mémoire de DEA sous la direction de Pierre Musso, Université Paris 1 Sorbonne. En ligne.

LEGRIS, P. (2010).  « Les programmes d’histoire en France : la construction progressive d’une « citoyenneté plurielle » (1980-2010) », Histoire de l’éducation, 126 | 2010, En ligne.

LEVASSEUR, E., HIMLY, A. (1871). Rapport général sur l'enseignement de l'histoire et de la géographie adressé à M. le Ministre de l'Instruction publique et des cultes. Bulletin administratif de l'instruction publique. Tome 14, n°265, p. 307-348. En ligne.

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SUMPF, A. (2021). Une leçon de France, Histoire par l'image. En ligne.

TRATJNEK, B. (2013). Dans ma salle de classe, quelle géographie ! Représenter l’espace de la classe. Les cafés géographiques. En ligne.


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Lien ajouté le 4 décembre 2021

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