Bouger les lignes de la carte. Une exposition du Leventhal Map & Education Center de Boston


Bending Lines : Maps and Data from Distortion to Deception
http://www.leventhalmap.org/digital-exhibitions/bending-lines/

Le Centre Norman B. Leventhal n'en est pas à sa première exposition pédagogique sur les cartes. L'une des ses précédentes expositions America Transformed concernait les transformations des Etats-Unis au cours du XIXe siècle. Ce centre éducatif lié à la Bibliothèque publique de Boston (BPL) propose une nouvelle exposition en ligne consacrée aux manières dont les cartes ont tendance à déformer la réalité et créer une image du monde, parfois plus réelle que la réalité elle-même.

Conçue par Garrett Dash Nelson, le nouveau conservateur de cartes de la BPL, l'exposition était prévue pour se dérouler en présentiel. Mais avec la crise sanitaire liée au coronavirus, elle est devenue une expérience en ligne immersive accessible sur Internet. Au départ, il s'agissait de monter une exposition sur les biais de la carte, en recourant notamment aux cartes de propagande (persuasive maps) disponibles parmi les 250 000 cartes, atlas, globes et autres documents cartographiques de la BPL. Le titre de l'exposition a été choisi en réaction à la façon dont Donald Trump avait utilisé une carte du Service météorologique national en prolongeant et détournant la trajectoire du cyclone Dorian (lire ce billet) :

"Nous avons décidé, en lien avec ce qui se passe actuellement, de traiter de manière plus large la façon dont les cartes et les données visuelles présentées dans les médias produisent la vérité et interrogent quant au degré de confiance que l'on peut leur accorder. Donc, plutôt que de penser à des cartes forcément fausses, déformantes ou trompeuses, nous avons voulu réfléchir à la façon dont les cartes présentent le monde, chacune à leur manière, et comment elles peuvent comporter des biais, des absences ou des traitements incorrects. Nous voulions également que ce soit un moyen de promouvoir une éducation à la maîtrise des données (data literacy), qui est une attitude critique envers les médias et leurs data visualisations" (interview pour Citylab du 28 mai 2020).




1) Une exposition en ligne très pédagogique qui propose plusieurs parcours de visite

L'exposition s'adresse à un public très large, du public scolaire au grand public, avec l'idée de donner accès à des connaissances de haut niveau à partir d'exemples éclairants. On a le choix entre plusieurs parcours de découverte : par étapes successives en utilisant le bouton "suivant" au bas de chaque page, par accès à une table des matières disponible dans le menu déroulant en haut à droite de l'écran ou encore par mots-clés en utilisant le moteur de recherche interne accessible en haut à gauche.

L'exposition débute par une découverte de Boston à travers une vue déformée à vol d'oiseau (introduction). Puis l'itinéraire se décompose en 3 étapes :
  • Pourquoi vouloir convaincre ? (Why Persuade ?) examine les raisons pour lesquelles les cartes en viennent à devenir des outils de communication ou de propagande. Chaque entrée au choix propose une explication : pour des raisons de spéculation foncière, de concurrence commerciale, de marketing publicitaire, de nationalisme ou d'impérialisme, d'incitation à la guerre et de manière de la conduire à ses propres fins, de campagnes électorales, de batailles idéologiques, d'opposition ou de dissidence.
  • Comment repousser les lignes (How The Lines Get Bent) traite des techniques de visualisation de cartes et de données. Comment projeter le globe sur un plan ? Quelles techniques pour élaborer une carte ? Quel rôle important des données ? Comment à partir des mêmes données, on peut raconter différentes histoires ? Quels usages des cartes dans les médias ?
  • Le pouvoir de faire croire (The Power To Make Belief) lie la représentation visuelle au pouvoir de connaissance que nous confère la carte et au degré de confiance que l'on est susceptible de lui accorder. Avec comme sous-thèmes d'étude : La vérité en tant que système social ; Pouvoir et autorité ; Race et Empire ; Inventer un langage de symboles ; Frontières, nations et territoire ; Se cartographier. 


En outre l'exposition propose un parcours éducatif spécialement dédié au public scolaire (mais aussi  pour les curieux ou les néophytes) avec des activités pédagogiques liées à chacune des 3 étapes précédentes :
  • Une activité à partir d'une carte de Richard Edes Harrison (The World Divided) parue en 1941 dans le magazine Fortune permet de s'initier à la technique et à la compréhension des projections azimutales (voir l'article sur la géographie à l'ère aérienne).
  • Une activité à partir de la carte de la population de Tokyo basée sur les données du recensement de 1926 (Color by numbers, number by colors) permet de comprendre l'intérêt et les limites des cartes choroplèthes par aplats de couleurs.
  • Une activité à partir des élections présidentielles aux Etats-Unis en 1888 (Counting up votes) : permet de s'initier à la cartographie électorale et à la construction de cartes avec histogrammes.
  • Une activité à partir d'un Guide touristique de la République d'Afrique du Sud de 1978 (Selective inattention) montre à quel point la politique officielle d'apartheid imprégnait les cartes. Elle permet de réfléchir au processus de choix et de généralisation de l'information géographique.
  • Une activité à partir d'une carte de la Première Guerre mondiale issue du Daily Mail (1914) utilisant des icônes pour représenter des soldats, des avions et des sacs d'or (Big blimps and little lieutenants) : l'occasion d'aborder la différence entre icone et symbole cartographique et de montrer la difficulté à hiérarchiser l'information à partir de simples icones figuratives.
  • Une activité à partir d'une carte commerciale publiée par l'American Radiator Company et probablement distribuée à l'Exposition universelle de Chicago de 1893 (Global Business) montre l'importance du choix de la taille et de la couleur des symboles.
  • Une activité à partir d'un planisphère de John Bartholomew montre l'étendue de l'empire colonial britannique dans les années 1890 (An empire once, twice around the world) : une manière d'utiliser la projection Mercator pour augmenter la taille des possessions britanniques.
  • Une activité à partir d'une carte humoristique de Frederick W. Rose dans laquelle les nations et les empires sont composées de figures allégoriques illustrant les tensions politiques en 1877 (The ever-threatening octopus) : l'occasion de comprendre l'intérêt et les limites des cartes "sério-comiques" pour traiter des relations internationales
  • Une activité à partir d'une carte du futur réseau autoroutier des Etats-Unis (Patriotic pavement) tel que le voyaient les lobbies de l'automobile en 1918 permet de travailler sur les noms et le titre de la carte qui contribuent à lui donner une orientation patriotique (cf combat pour la route assimilé à l'engagement pendant la guerre).
  • Une activité à partir de deux cartes représentant les transports publics (train et métro) à Boston au XIXe siècle, l'une pour montrer un réseau dense et étendu et l'autre pour faire ressortir dans un SIG le désert des transports en commun en banlieue (Data story. A golden era of trains or a transit wasteland). On peut ainsi travailler sur les intentions du cartographe lorsqu'il analyse et interprète des données.
  • Une activité à partir d'une carte des revenus des enseignants dans le Massachussets (Data story. Where are the highest paid Massachusetts teachers ?) montre l'importance du mode de calcul à partir d'une moyenne ou d'une médiane.
  • Une activité interactive (Do you trust this map ?) permet de tester le degré de confiance ou de méfiance que l'on peut avoir envers certaines cartes utilisées dans l'actualité. Comment le titre, les étiquettes et autres noms orientent la lecture de la carte ? Comment les données sont-elles symbolisées ? De quelles informations dispose-t-on concernant la source des données, la manière dont elles ont été recueillies et comment elles ont été traitées ? Quelles autres techniques le cartographe a-t-il utilisées pour simplifier et visualiser les informations ?

Chaque activité pédagogique est agrémentée de liens et de références pour approfondir l'analyse et pour retrouver les documents sources utilisés, de sorte qu'il est assez aisé de récupérer les ressources cartographiques pour bâtir ses propres activités (notamment si l'on bute sur les pages en anglais).

2) "En matière de cartes, la vérité et la croyance entretiennent des relations complexes"

"Même lorsqu'une carte n'essaie pas délibérément de tromper ses lecteurs, elle doit tout de même réduire la complexité du monde réel en mettant l'accent sur certains éléments et en en masquant d'autres. La réduction du globe en trois dimensions sur une feuille de papier en deux dimensions ainsi que la conversion de lieux, de personnes et de statistiques en symboles, lignes et couleurs relèvent d'opérations nombreuses qui sont en elles-mêmes sources d'importantes distorsions".

"Certaines des cartes de cette exposition sont délibérément fausses, créées par des personnes ou des institutions qui tentent de vous induire en erreur ou de vous influencer. Mais dans beaucoup d'autres cas, la relation entre la carte et la vérité est plus ambiguë. Certaines cartes cachent en partie la vérité afin de laisser transparaître un autre type d'interprétation, tandis que d'autres classent et catégorisent le monde de manière à entretenir notre scepticisme. Et pour certaines des cartes présentées dans cette exposition, le pouvoir de conviction ne passe pas par la ruse mais par la libération, car elles cherchent à faire prendre conscience de vérités qui étaient auparavant cachées ou réprouvées."

"Au lieu de classer les cartes sur une échelle linéaire avec d'un côté les cartes « vraies et objectives » et de l'autre les cartes « fausses et biaisées », l'exposition Bending Lines (littéralement infléchir, courber les lignes) encourage plutôt à prêter attention au contexte social, culturel et politique de communication dans lequel se situent ces cartes. Ce n'est pas parce que chaque carte est déformée d'une manière ou d'une autre qu'il n'est pas possible de parler de fidélité et de pertinence. Réfléchir soigneusement aux motivations, au sens, au pouvoir de persuasion de chaque carte nous aide à bâtir un rapport de confiance éclairé et critique envers elle. Le langage visuel de la cartographie a sa propre grammaire et son propre vocabulaire. Apprendre à interpréter ce langage constitue une forme d'alphabétisation essentielle dans un monde saturé d'informations visuelles. Chaque carte propose une perspective, mais toutes les perspectives ne se valent pas. Il peut parfois s'avérer impossible de "bouger les lignes", mais nous pouvons au moins essayer d'examiner pourquoi et comment elles ont été bougées." Il s'agit de "remettre en question la croyance sans détruire la confiance" (lire cet article sur le site Cartographic Perspective qui explique en détail la manière dont a été pensée l'exposition).


3) Croire (au moins en partie) ce que l'on voit de manière à dépasser l'idée que la carte serait en soi mensonge ou trahison

Depuis les travaux critiques de Mark Monmonier, nous savons que les cartes peuvent mentir et qu'il est nécessaire de les déconstruire. L'un des principaux apports de cette exposition est de dépasser l'idée que la carte serait en soi mensonge ou trahison. Ne peut-on affirmer qu'elle exprime en même temps une certaine vérité, relative à un point de vue qu'il convient d'abord de comprendre pour pouvoir la décrypter ? C'est là un élément essentiel qui permet de sortir du doute et du reproche dans lequel on enferme souvent la cartographie et les cartographes eux-mêmes. En postulant que la carte constitue une forme de réel, il devient possible de lui accorder une part de vérité, certes partielle mais indispensable si l'on veut pouvoir comprendre son pouvoir d'influence aujourd'hui comme hier. Les concepteurs de l'exposition ont à cet effet proposé à des cartographes professionnels de réaliser leurs propres cartes à partir d'une même source de données. Il n'avaient aucune consigne précise si ce n'est qu'ils pouvaient jouer librement avec ces données brutes, y compris en les manipulant à leur guise. L'expérience a montré que les méthodes utilisées par ces cartographes étaient les mêmes que celles que l'on pouvait trouver dans les cartes les plus honnêtes. La différence réside donc dans l'intention initiale qui préside à l'élaboration de la carte, pas dans les méthodes en elles-mêmes.

Même si la carte participe d'un processus d'objectivation, elle est aussi en mesure de refléter et d'assumer une grande part de subjectivité. A une époque où chacun peut fabriquer ses propres cartes avec des outils grand public, on peut voir la carte comme un moyen pour les citoyens de raconter des histoires sur eux-mêmes, sur leur vie personnelle et leur vie sociale. Les cartes jouent un rôle primordial en nous disant où nous sommes et qui nous sommes. Nous devons donc « cartographier ou être cartographiés » pour reprendre les termes de M. Stone (Map or be mapped, Whole Earth, 94, 1998).

L'intérêt de cette exposition virtuelle est également de fournir de très nombreux exemples de cartes à l'appui de la démonstration : des plans de villes, des cartes administratives (anciennes ou actuelles), des cartes publicitaires ou touristiques, des cartes électorales ou politiques, des mappemondes, des globes...

Le Leventhal Map & Education Center propose des cartes historiques non seulement sur Boston (voir son Atlascope) et le nord-est des Etats-Unis, mais aussi sur beaucoup d'autres régions et pays du monde. Ces cartes sont géoréférencées et disponibles dans différents formats (voir également le guide QGIS pour les intégrer dans un SIG) :
http://collections.leventhalmap.org/

En complément, le centre Leventhal propose des vidéos détaillant les analyses cartographiques conduites dans le cadre de cette exposition : https://www.leventhalmap.org/exhibitions/

Vous pouvez suivre les informations et les cartes diffusées par le Centre cartographique et pédagogique Leventhal à travers le compte Twitter @bplmaps.

De nombreuses institutions culturelles proposent des visites virtuelles de leurs collections et des conférences accessibles en ligne (cf Les musées de chez soi, une sélection de liens sur le site Eduscol).


Lien ajouté le 5 août 2021

Lien ajouté le 3 septembre 2021

Lien ajouté le 12 octobre 2021

Lien ajouté le 9 février 2023

En jouant avec des lignes tracées au sol pour délimiter l’espace, le spectacle Bouger les lignes utilise la carte pour s’orienter, faire ses courses, faire la guerre ou rêver. À travers des itinéraires géographiques ou poétiques, les comédiens de la Cie de l’Oiseau-Mouche nous émerveillent et nous égarent, jusqu’à l’invention d’un monde surgi de nulle part



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La carte, objet éminemment politique : quel sens accorder à la carte officielle du déconfinement ?


Le gouvernement français a fait connaître la carte destinée à mettre en oeuvre le déconfinement à partir du 11 mai 2020. La carte repose sur l'idée d'un déconfinement progressif et différencié selon les départements. Il s'agit d'une décision politique inédite qui s'inscrit dans le cadre d'une sortie de crise sanitaire compliquée à gérer. Ce mode de gestion introduit de fait une différenciation spatiale, voire une inégalité entre les territoires de la République qui ne sont plus soumis aux mêmes règles en matière de circulation et d'accès aux activités et aux services.

Cette carte, en apparence assez simple avec ses trois couleurs vert-orange-rouge, pose question sur le plan sémiologique. Elle interroge quant au choix des données et au sens général à lui accorder. Ni vraiment scientifique ni vraiment pédagogique, cette première carte du déconfinement s'est transformée en mème (information virale faisant l'objet de détournements) sur les réseaux sociaux où elle a été tournée en dérision. Le 7 mai, le gouvernement a publié une deuxième carte, ne conservant finalement que deux couleurs (vert et rouge) et suscitant toujours autant d'interrogations.




1) Une carte assez discutable sur le plan sémiologique

Les départements devaient initialement être classés en vert et en rouge, les départements "verts" appliquant un déconfinement classique et les départements "rouges" plus touchés étant soumis logiquement à un déconfinement plus strict. Mais l'évolution incertaine de l'épidémie de COVID-19, avec le risque d'une deuxième vague contagieuse, a rendu toute prévision difficile dans le temps et dans l'espace. La première carte divulguée au public le 30 avril comportait trois couleurs à l'image d'un feu tricolore, avec un nombre conséquent de départements en orange (environ un tiers) classés "incertains".

Juliette Morel, enseignante-chercheuse en cartographie et géomatique, a donné une lecture critique de cette première carte du déconfinement dans Libération (Covid-19 : des cartes très politiques, 5 mai 2020). Pour l'auteure, « le système de classement des départements utilisé par le gouvernement pour préparer le déconfinement n'a que l'apparence d'une démarche scientifique ». Dévoilée initialement sans titre et sans légende, la carte ne donne en effet aucune indication sur son mode d'élaboration.

L'ARS note que la carte a été construite sur le calcul d’un indicateur qui compare le nombre de cas de coronavirus par rapport au nombre total de passages aux urgences. Ces indicateurs chiffrés sont renseignés par chacun des centres hospitaliers partout en France (sans que l'on sache par ailleurs comment les données sont agrégées à l'échelle départementale et régionale). Or « une analyse rapide de ces données a conclu qu'un nombre de prélèvements récemment effectués par des services d’urgence lotois avaient conduit ces dernières semaines à surévaluer le pourcentage de passages aux urgences pour suspicion de coronavirus par rapport à la réalité. L’indicateur retenu au niveau national s’en est trouvé vraisemblablement faussé pour le département du Lot. »

Le Lot, qui est passé du rouge au vert, n'est pas le seul cas concerné. Les départements de l'Aisne (rouge à orange), du Calvados (orange à vert), du Cher (rouge au vert), de la Dordogne (orange au vert), de la Nièvre (rouge au vert), de l'Oise (vert à orange), du Tarn (orange au vert) ainsi que de la Haute-Corse (rouge au vert) ont également fait l'objet de modifications, en raison d'erreurs initiales ou de l'évolution de la situation. Ce qui a donné lieu à la publication d'une nouvelle carte le 3 mai. Notez que les départements d'outre-mer restent en vert, à l'exception de Mayotte qui connaît une recrudescence des cas de COVID-19 parallèlement à un épisode de dengue assez fort (passage au niveau 4 d'alerte).




Prévue pour être évolutive, cette carte ne permet pas de savoir quels choix seront arrêtés le 7 mai, date à laquelle le gouvernement est censé rendre sa décision concernant le déconfinement à mettre en oeuvre le 11 mai. La valeur informative de cette carte de déconfinement s'en trouve amoindrie, surtout pour les départements orange dits "incertains". D'aucuns n'ont pas hésité à comparer cette carte à celle des prévisions météorologiques, tant le risque est difficile à prévoir. D'autres ont cherché à représenter les changements sous forme de cartogramme pour essayer de mettre en évidence des évolutions. En outre, le codage des départements en vert, orange et rouge n’a pas été pensé pour les personnes avec daltonisme.



2) Derrière la carte, la question du choix des données

Initialement la carte devait prendre en compte 3 critères pour déterminer les départements en rouge :
  • le taux de cas nouveaux dans la population sur une période de sept jours. S'il est élevé, cela montre que la circulation du virus reste active ;
  • la tension sur les capacités hospitalières évaluée au niveau régional. Elle est fonction du taux d'utilisation des lits de réanimation et des soins intensifs ;
  • le système local de tests et de détection des cas contacts, qui suppose de procéder à des tests de dépistage suffisamment nombreux pour être significatifs.
Finalement le principal critère retenu - qui est de fait le plus facile à établir -  est la circulation du virus exprimé par le nombre de nouveaux cas enregistrés dans les hôpitaux. Ces chiffres d'hospitalisation sont mis à jour régulièrement sur le site Santé publique. D'autres données sont également téléchargeables sur Data.gouv.fr, notamment les niveaux d'excès de mortalité standardisé durant l'épidémie de COVID-19.

Comme le fait remarquer Juliette Morel (Libération, 5 mai 2020), « l’indicateur choisi pour exprimer la circulation du virus est apparemment trop réducteur, car trop sensible aux infimes fluctuations qui peuvent être enregistrées d’un jour à l’autre dans les départements les moins touchés et les moins peuplés. Des particularités liées au jour de l’enregistrement (il y a moins de passage aux urgences les dimanches)... C’est l’application visuelle d’une rhétorique politique, dont l’efficacité est renforcée par les connotations des deux couleurs choisies : vert = bien, sécurité ; rouge = mal, danger. Cela nous force à lire une séparation radicale entre les départements alors qu’il n’en est rien dans les données de départ. »

On peut par exemple s'interroger sur le taux de 10% de cas de COVID-19 pour les passages aux urgences : ce taux est-il véritablement significatif ? Il ne correspond à aucun seuil scientifique et a tendance à masquer la réel problème qui est le manque de lits disponibles en réanimation. Du point de vue sémiologique, il aurait été préférable de représenter ce taux par un dégradé de couleurs moins connotées que celle d'un feu tricolore (par exemple un dégradé du clair au foncé).


3) Différenciation spatiale et principe d'égalité territoriale

Le fait que cette carte soit établie à l'échelle départementale laisse de nombreuses questions en suspens. Quid du périmètre maximum de 100 kilomètres à ne pas dépasser, une restriction de la mobilité qui s'ajoute aux contraintes définies par département ? Peut-on passer d'un département à l'autre (notamment pour le retour de personnes parties se confiner dans un autre département) ? La France n'est-elle pas divisée de fait par une ligne de démarcation séparant les populations ? Quel sort réserver aux plages dont la fréquentation est interdite jusqu'au 2 juin, y compris pour des départements en vert notamment ceux d'outre-mer ? En Bretagne et plus généralement pour les collectivités territoriales situées sur le littoral, la pression monte pour demander un accès aux plages, à égalité avec les autres espaces récréatifs (parcs et forêts).


 Cartographie des implications territoriales du déconfinement (source : @LégendesCarto)



La carte du déconfinement a aussi un impact direct sur la reprise des établissements scolaires qui ne se trouvent pas traités sur le même plan. La couleur rouge ou verte détermine le rythme d’ouverture des écoles et collèges ainsi que l’accès aux parcs. Jamais une carte en trois couleurs n'aura eu un rôle aussi déterminant pour la vie politique, économique et sociale de tout un pays (voir la liste des lieux et événements interdits en fonction des couleurs données aux départements sur le site de France 3).



Rappelons que l'égalité territoriale est un principe républicain fondamental. S'agissant des libertés publiques et de la circulation des personnes - autre principe constitutionnel - elle ne peuvent être limitées que pour des raisons temporaires, justifiées par la gravité de la situation (en l'occurrence ici l'état d'urgence sanitaire). Pour comprendre cette différence de traitement entre départements, il faut s'intéresser aux principaux foyers de diffusion qu'a connus la France depuis le début de l'épidémie. Depuis mars 2020, les départements les plus touchés en nombre de morts en milieu hospitalier se sont situés majoritairement dans le Grand-Est et en Ile-de-France (voir les tableaux de bord de Santé publique France, du Covidoscope, d'ESRI-France ou du Monde-Les Décodeurs).

La plupart de ces tableaux de bord et de ces cartes de suivi de l'épidémie ont été construits à l'échelle départementale, produisant une vision quelque peu administrative du phénomène, alors que les cas de contagion sont enregistrés à l'échelle locale au niveau des établissements hospitaliers (en général les grandes villes) et que le phénomène de propagation de l'épidémie ne se limite pas à des limites départementales. Certaines analyses géographiques ont pu aussi contribuer en partie à surestimer cette maille départementale, à l'instar de l'analyse d'Hervé Le Bras qui entrevoit trois stades de l'épidémie au vu de la comparaison entre les départements, à partir de l'exemple du Haut-Rhin et des Bouches du Rhône (Le Monde, 30 avril 2020). Si le Sud et l'Ouest de la France sont moins touchés que le Nord et l'Est et si les départements ruraux restent pour l'instant relativement épargnés par rapport aux départements urbains, il convient d'éviter toute généralisation à l'échelle des départements. L'analyse cartographique gagnerait à être conduite à l'échelle plus fine des foyers d'infection ou "clusters", bien qu'il soit difficile de disposer de données précises à cette échelle.

Il y aurait par ailleurs une analyse critique à conduire sur le choix des indicateurs et les représentations qu'ils induisent. Pour une même échelle départementale, les cartes représentant le taux de nouveaux cas enregistrés diffèrent de celles représentant le taux d'hospitalisation en services de réanimation ou le taux de décès. Si on se réfère par exemple à la mortalité par départements, les chiffres publiés par l'INSEE témoignent d'une hausse globale de 27% de la mortalité par rapport à mars-avril 2019, avec cependant des différences notables entre les départements. Certains d'entre eux ont même pu connaître une mortalité inférieure en 2020, en raison des effets "bénéfiques" du déconfinement telle par exemple la baisse des accidents de la route ou le fait que la population moins mobile ait pu être préservée d'autres maladies infectieuses.


Différence entre le nombre total de décès du 1er mars au 20 avril 2020
et du 1er mars au 20 avril 2019
(source : INSEE)


Les décalages chronologiques observés dans la diffusion de la pandémie ont conduit à élaborer des cartes et graphiques animés. Ces productions intéressantes et originales permettent de mieux se représenter la temporalité du phénomène, mais contribuent parfois à véhiculer une vision "diffusionniste" de l'épidémie.





4) Une carte devenue virale sur les réseaux sociaux qui n'hésitent pas à la détourner

Les réactions se sont multipliées après la présentation de cette carte du déconfinement, en particulier sur les réseaux sociaux où la carte a donné lieu à de nombreux détournements. Mise en parallèle avec d'autres cartes, cette carte du déconfinement est l'occasion de rappeler la différence entre corrélation et causalité. Source d'humour ou clin d'oeil à l'actualité, elle est souvent tournée en dérision. En voici quelques exemples (non exhaustifs) qui témoignent de tentatives de détournement à visée politique et/ou humoristique.













5) Une carte de déconfinement finalement en vert et rouge (7 mai 2020)


La nouvelle carte qui a été dévoilée le 7 mai par le ministre des Solidarités et de la Santé Olivier Véran ne comporte plus que deux couleurs. Quatre régions (Ile-de-France, Hauts-de-France, Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté) ainsi que le département de Mayotte ont été classés en rouge. En Ile-de-France, les mesures de déconfinement sont plus sévères, tandis qu’à Mayotte le déconfinement a été repoussé au-delà du 11 mai, compte tenu d’une circulation du virus plus active dans ces territoires. Toutes les autres régions et les autres départements ultramarins sont verts et bénéficient d’un déconfinement plus large (voir la liste des déplacements faisant l'objet d'une déclaration écrite). La réouverture des plages est possible au cas par cas, sur autorisation du préfet.





Cette carte n'échappe pas aux effets de seuils, qui peuvent conduire deux départements à la situation comparable à être classés différemment. Les différences de déconfinement entre départements verts et rouges sont également à relativiser, car ils sont régis par des "grandes règles communes" et les mesures barrières y restent importantes. Il n'est pas prévu de postes-frontières entre les départements de couleurs différentes. Mais des contrôles de police sont toujours possibles afin de vérifier que la population reste dans un rayon de 100 km autour de son domicile. Dans les villes, une attestation de son employeur est nécessaire pour circuler aux heures de pointe dans les transports en commun (par ailleurs soumis au port du masque obligatoire). En région parisienne, la RATP a décidé de fermer 60 stations lors de la première phase de déconfinement afin d’éviter les afflux d’usagers.

Pour Jacques Lévy (interview pour France Culture, 8 mai 2020), "la carte mise en place est celle qui existait déjà avant le confinement car celui-ci a eu pour effet de congeler l’épidémie, mais dans des proportions qui étaient déjà celles de la mi-mars... On aurait sans doute eu une carte très différente si il n’y avait pas eu de confinement. Elle serait beaucoup plus homogène... Le confinement a inventé des échelles qui sont totalement nouvelles. Après l’échelle du logement, il y a eu celle du kilomètre. Désormais, nous passons à l’échelle des 100 kilomètres qui permet d’inclure l’urbain et le périurbain, mais pas les déplacements inter-régionaux. Donc, on innove avec les nouvelles échelles. C’est cela la grande originalité de la période qu’on vit".



Quelles sont les communes potentiellement touchées par la règle des plus de 100 km ?
(source : Gaëtan Lavenu, ArcOrama)



En outre, deux autres cartes ont été montrées par Olivier Véran et Edouard Philippe : il s'agit de la carte de la tension hospitalière sur les capacités en réanimation au 7 mai et la carte du taux de couverture des besoins en tests estimés au 11 mai. Comme rappelé plus haut, la carte de déconfinement est censée prendre en compte également ces deux autres critères essentiels. La carte de couverture des besoins en tests, entièrement verte, semble garantir un taux partout suffisant (> 100%), sans que l'on sache quels seront exactement les besoins dans les semaines qui viennent. Dans les deux cas, le choix des seuils semble arbitraire et ne correspondre qu'à des besoins estimés. Ils ne reflètent pas véritablement la disponibilité en termes de nombre de tests et de lits de réanimation (il faudrait pour cela disposer de scénarios prédictifs sur l'évolution de l'épidémie).

Outre qu'elle crée des échelles de mobilité spécifiques et renvoie à des modes d'habiter différenciés selon les territoires, la carte du déconfinement pose la question des échelles de gestion de la crise sanitaire. On observe en effet que l'ensemble des échelons administratifs (régions, départements, communes) sont mobilisés pour l'application de décisions politiques prises par le gouvernement. Ce qui a pu faire dire à certains observateurs que l'Etat conservait son rôle centralisateur au niveau des décisions et se déchargeait sur les collectivités territoriales pour la mise en oeuvre de mesures complexes à gérer. Cette décentralisation dans l'application du déconfinement est souvent mal perçue par les élus à l'échelle régionale et locale, en particulier pour les maires sur lesquels repose la responsabilité de la réouverture des écoles.

Au total, 27,2 millions de personnes (soit 40% de la population française) sont classées en zone rouge. Le Monde en a donné une représentation sous forme de carte par anamorphose.







 





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