Bouger les lignes de la carte. Une exposition du Leventhal Map & Education Center de Boston


Bending Lines : Maps and Data from Distortion to Deception
http://www.leventhalmap.org/digital-exhibitions/bending-lines/

Le Centre Norman B. Leventhal n'en est pas à sa première exposition pédagogique sur les cartes. L'une des ses précédentes expositions America Transformed concernait les transformations des Etats-Unis au cours du XIXe siècle. Ce centre éducatif lié à la Bibliothèque publique de Boston (BPL) propose une nouvelle exposition en ligne consacrée aux manières dont les cartes ont tendance à déformer la réalité et créer une image du monde, parfois plus réelle que la réalité elle-même.

Conçue par Garrett Dash Nelson, le nouveau conservateur de cartes de la BPL, l'exposition était prévue pour se dérouler en présentiel. Mais avec la crise sanitaire liée au coronavirus, elle est devenue une expérience en ligne immersive accessible sur Internet. Au départ, il s'agissait de monter une exposition sur les biais de la carte, en recourant notamment aux cartes de propagande (persuasive maps) disponibles parmi les 250 000 cartes, atlas, globes et autres documents cartographiques de la BPL. Le titre de l'exposition a été choisi en réaction à la façon dont Donald Trump avait utilisé une carte du Service météorologique national en prolongeant et détournant la trajectoire du cyclone Dorian (lire ce billet) :

"Nous avons décidé, en lien avec ce qui se passe actuellement, de traiter de manière plus large la façon dont les cartes et les données visuelles présentées dans les médias produisent la vérité et interrogent quant au degré de confiance que l'on peut leur accorder. Donc, plutôt que de penser à des cartes forcément fausses, déformantes ou trompeuses, nous avons voulu réfléchir à la façon dont les cartes présentent le monde, chacune à leur manière, et comment elles peuvent comporter des biais, des absences ou des traitements incorrects. Nous voulions également que ce soit un moyen de promouvoir une éducation à la maîtrise des données (data literacy), qui est une attitude critique envers les médias et leurs data visualisations" (interview pour Citylab du 28 mai 2020).




1) Une exposition en ligne très pédagogique qui propose plusieurs parcours de visite

L'exposition s'adresse à un public très large, du public scolaire au grand public, avec l'idée de donner accès à des connaissances de haut niveau à partir d'exemples éclairants. On a le choix entre plusieurs parcours de découverte : par étapes successives en utilisant le bouton "suivant" au bas de chaque page, par accès à une table des matières disponible dans le menu déroulant en haut à droite de l'écran ou encore par mots-clés en utilisant le moteur de recherche interne accessible en haut à gauche.

L'exposition débute par une découverte de Boston à travers une vue déformée à vol d'oiseau (introduction). Puis l'itinéraire se décompose en 3 étapes :
  • Pourquoi vouloir convaincre ? (Why Persuade ?) examine les raisons pour lesquelles les cartes en viennent à devenir des outils de communication ou de propagande. Chaque entrée au choix propose une explication : pour des raisons de spéculation foncière, de concurrence commerciale, de marketing publicitaire, de nationalisme ou d'impérialisme, d'incitation à la guerre et de manière de la conduire à ses propres fins, de campagnes électorales, de batailles idéologiques, d'opposition ou de dissidence.
  • Comment repousser les lignes (How The Lines Get Bent) traite des techniques de visualisation de cartes et de données. Comment projeter le globe sur un plan ? Quelles techniques pour élaborer une carte ? Quel rôle important des données ? Comment à partir des mêmes données, on peut raconter différentes histoires ? Quels usages des cartes dans les médias ?
  • Le pouvoir de faire croire (The Power To Make Belief) lie la représentation visuelle au pouvoir de connaissance que nous confère la carte et au degré de confiance que l'on est susceptible de lui accorder. Avec comme sous-thèmes d'étude : La vérité en tant que système social ; Pouvoir et autorité ; Race et Empire ; Inventer un langage de symboles ; Frontières, nations et territoire ; Se cartographier. 


En outre l'exposition propose un parcours éducatif spécialement dédié au public scolaire (mais aussi  pour les curieux ou les néophytes) avec des activités pédagogiques liées à chacune des 3 étapes précédentes :
  • Une activité à partir d'une carte de Richard Edes Harrison (The World Divided) parue en 1941 dans le magazine Fortune permet de s'initier à la technique et à la compréhension des projections azimutales (voir l'article sur la géographie à l'ère aérienne).
  • Une activité à partir de la carte de la population de Tokyo basée sur les données du recensement de 1926 (Color by numbers, number by colors) permet de comprendre l'intérêt et les limites des cartes choroplèthes par aplats de couleurs.
  • Une activité à partir des élections présidentielles aux Etats-Unis en 1888 (Counting up votes) : permet de s'initier à la cartographie électorale et à la construction de cartes avec histogrammes.
  • Une activité à partir d'un Guide touristique de la République d'Afrique du Sud de 1978 (Selective inattention) montre à quel point la politique officielle d'apartheid imprégnait les cartes. Elle permet de réfléchir au processus de choix et de généralisation de l'information géographique.
  • Une activité à partir d'une carte de la Première Guerre mondiale issue du Daily Mail (1914) utilisant des icônes pour représenter des soldats, des avions et des sacs d'or (Big blimps and little lieutenants) : l'occasion d'aborder la différence entre icone et symbole cartographique et de montrer la difficulté à hiérarchiser l'information à partir de simples icones figuratives.
  • Une activité à partir d'une carte commerciale publiée par l'American Radiator Company et probablement distribuée à l'Exposition universelle de Chicago de 1893 (Global Business) montre l'importance du choix de la taille et de la couleur des symboles.
  • Une activité à partir d'un planisphère de John Bartholomew montre l'étendue de l'empire colonial britannique dans les années 1890 (An empire once, twice around the world) : une manière d'utiliser la projection Mercator pour augmenter la taille des possessions britanniques.
  • Une activité à partir d'une carte humoristique de Frederick W. Rose dans laquelle les nations et les empires sont composées de figures allégoriques illustrant les tensions politiques en 1877 (The ever-threatening octopus) : l'occasion de comprendre l'intérêt et les limites des cartes "sério-comiques" pour traiter des relations internationales
  • Une activité à partir d'une carte du futur réseau autoroutier des Etats-Unis (Patriotic pavement) tel que le voyaient les lobbies de l'automobile en 1918 permet de travailler sur les noms et le titre de la carte qui contribuent à lui donner une orientation patriotique (cf combat pour la route assimilé à l'engagement pendant la guerre).
  • Une activité à partir de deux cartes représentant les transports publics (train et métro) à Boston au XIXe siècle, l'une pour montrer un réseau dense et étendu et l'autre pour faire ressortir dans un SIG le désert des transports en commun en banlieue (Data story. A golden era of trains or a transit wasteland). On peut ainsi travailler sur les intentions du cartographe lorsqu'il analyse et interprète des données.
  • Une activité à partir d'une carte des revenus des enseignants dans le Massachussets (Data story. Where are the highest paid Massachusetts teachers ?) montre l'importance du mode de calcul à partir d'une moyenne ou d'une médiane.
  • Une activité interactive (Do you trust this map ?) permet de tester le degré de confiance ou de méfiance que l'on peut avoir envers certaines cartes utilisées dans l'actualité. Comment le titre, les étiquettes et autres noms orientent la lecture de la carte ? Comment les données sont-elles symbolisées ? De quelles informations dispose-t-on concernant la source des données, la manière dont elles ont été recueillies et comment elles ont été traitées ? Quelles autres techniques le cartographe a-t-il utilisées pour simplifier et visualiser les informations ?

Chaque activité pédagogique est agrémentée de liens et de références pour approfondir l'analyse et pour retrouver les documents sources utilisés, de sorte qu'il est assez aisé de récupérer les ressources cartographiques pour bâtir ses propres activités (notamment si l'on bute sur les pages en anglais).

2) "En matière de cartes, la vérité et la croyance entretiennent des relations complexes"

"Même lorsqu'une carte n'essaie pas délibérément de tromper ses lecteurs, elle doit tout de même réduire la complexité du monde réel en mettant l'accent sur certains éléments et en en masquant d'autres. La réduction du globe en trois dimensions sur une feuille de papier en deux dimensions ainsi que la conversion de lieux, de personnes et de statistiques en symboles, lignes et couleurs relèvent d'opérations nombreuses qui sont en elles-mêmes sources d'importantes distorsions".

"Certaines des cartes de cette exposition sont délibérément fausses, créées par des personnes ou des institutions qui tentent de vous induire en erreur ou de vous influencer. Mais dans beaucoup d'autres cas, la relation entre la carte et la vérité est plus ambiguë. Certaines cartes cachent en partie la vérité afin de laisser transparaître un autre type d'interprétation, tandis que d'autres classent et catégorisent le monde de manière à entretenir notre scepticisme. Et pour certaines des cartes présentées dans cette exposition, le pouvoir de conviction ne passe pas par la ruse mais par la libération, car elles cherchent à faire prendre conscience de vérités qui étaient auparavant cachées ou réprouvées."

"Au lieu de classer les cartes sur une échelle linéaire avec d'un côté les cartes « vraies et objectives » et de l'autre les cartes « fausses et biaisées », l'exposition Bending Lines (littéralement infléchir, courber les lignes) encourage plutôt à prêter attention au contexte social, culturel et politique de communication dans lequel se situent ces cartes. Ce n'est pas parce que chaque carte est déformée d'une manière ou d'une autre qu'il n'est pas possible de parler de fidélité et de pertinence. Réfléchir soigneusement aux motivations, au sens, au pouvoir de persuasion de chaque carte nous aide à bâtir un rapport de confiance éclairé et critique envers elle. Le langage visuel de la cartographie a sa propre grammaire et son propre vocabulaire. Apprendre à interpréter ce langage constitue une forme d'alphabétisation essentielle dans un monde saturé d'informations visuelles. Chaque carte propose une perspective, mais toutes les perspectives ne se valent pas. Il peut parfois s'avérer impossible de "bouger les lignes", mais nous pouvons au moins essayer d'examiner pourquoi et comment elles ont été bougées." Il s'agit de "remettre en question la croyance sans détruire la confiance" (lire cet article sur le site Cartographic Perspective qui explique en détail la manière dont a été pensée l'exposition).


3) Croire (au moins en partie) ce que l'on voit de manière à dépasser l'idée que la carte serait en soi mensonge ou trahison

Depuis les travaux critiques de Mark Monmonier, nous savons que les cartes peuvent mentir et qu'il est nécessaire de les déconstruire. L'un des principaux apports de cette exposition est de dépasser l'idée que la carte serait en soi mensonge ou trahison. Ne peut-on affirmer qu'elle exprime en même temps une certaine vérité, relative à un point de vue qu'il convient d'abord de comprendre pour pouvoir la décrypter ? C'est là un élément essentiel qui permet de sortir du doute et du reproche dans lequel on enferme souvent la cartographie et les cartographes eux-mêmes. En postulant que la carte constitue une forme de réel, il devient possible de lui accorder une part de vérité, certes partielle mais indispensable si l'on veut pouvoir comprendre son pouvoir d'influence aujourd'hui comme hier. Les concepteurs de l'exposition ont à cet effet proposé à des cartographes professionnels de réaliser leurs propres cartes à partir d'une même source de données. Il n'avaient aucune consigne précise si ce n'est qu'ils pouvaient jouer librement avec ces données brutes, y compris en les manipulant à leur guise. L'expérience a montré que les méthodes utilisées par ces cartographes étaient les mêmes que celles que l'on pouvait trouver dans les cartes les plus honnêtes. La différence réside donc dans l'intention initiale qui préside à l'élaboration de la carte, pas dans les méthodes en elles-mêmes.

Même si la carte participe d'un processus d'objectivation, elle est aussi en mesure de refléter et d'assumer une grande part de subjectivité. A une époque où chacun peut fabriquer ses propres cartes avec des outils grand public, on peut voir la carte comme un moyen pour les citoyens de raconter des histoires sur eux-mêmes, sur leur vie personnelle et leur vie sociale. Les cartes jouent un rôle primordial en nous disant où nous sommes et qui nous sommes. Nous devons donc « cartographier ou être cartographiés » pour reprendre les termes de M. Stone (Map or be mapped, Whole Earth, 94, 1998).

L'intérêt de cette exposition virtuelle est également de fournir de très nombreux exemples de cartes à l'appui de la démonstration : des plans de villes, des cartes administratives (anciennes ou actuelles), des cartes publicitaires ou touristiques, des cartes électorales ou politiques, des mappemondes, des globes...

Le Leventhal Map & Education Center propose des cartes historiques non seulement sur Boston (voir son Atlascope) et le nord-est des Etats-Unis, mais aussi sur beaucoup d'autres régions et pays du monde. Ces cartes sont géoréférencées et disponibles dans différents formats (voir également le guide QGIS pour les intégrer dans un SIG) :
http://collections.leventhalmap.org/

En complément, le centre Leventhal propose des vidéos détaillant les analyses cartographiques conduites dans le cadre de cette exposition : https://www.leventhalmap.org/exhibitions/

Vous pouvez suivre les informations et les cartes diffusées par le Centre cartographique et pédagogique Leventhal à travers le compte Twitter @bplmaps.

De nombreuses institutions culturelles proposent des visites virtuelles de leurs collections et des conférences accessibles en ligne (cf Les musées de chez soi, une sélection de liens sur le site Eduscol).


Lien ajouté le 5 août 2021

Lien ajouté le 3 septembre 2021

Lien ajouté le 12 octobre 2021

Lien ajouté le 9 février 2023

En jouant avec des lignes tracées au sol pour délimiter l’espace, le spectacle Bouger les lignes utilise la carte pour s’orienter, faire ses courses, faire la guerre ou rêver. À travers des itinéraires géographiques ou poétiques, les comédiens de la Cie de l’Oiseau-Mouche nous émerveillent et nous égarent, jusqu’à l’invention d’un monde surgi de nulle part



Articles connexes

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