Les cartes de Joseph Forest. Une success-story de l'édition scolaire à l'époque des récits nationaux


Voici une carte politique de l'Amérique du Sud par le géographe, cartographe et éditeur scolaire Joseph Forest. Il peut paraître étonnant de voir figurer autant de productions économiques et d'exportations commerciales sur une carte dite « politique ». Cette carte est l'occasion de s'intéresser à l'importante production de cartes scolaires de la maison d'édition Joseph Forest dans un contexte d'affirmation du sentiment national dans la première moitié du XXe siècle.

Extrait de la « Carte politique de l'Amérique du Sud » par Joseph Forest - 1947 (source : BNF-Gallica)


Joseph Forest est surtout connu pour sa carte du « Domaine colonial de la France et de ses productions » (1930). Les colonies doivent rapporter sur le plan économique. Bien qu'elle soit pourvue d'un vaste empire, la France n'a pas vraiment de colonies en Amérique du sud (mis à part la Guyane représentée conjointement avec la Guadeloupe et la Martinique sur cette carte).

« Domaine colonial de la France et de ses productions. Tableau dressé par J. Forest - 1930 » (source : BNF-Gallica)


Sur le même modèle de carte scolaire exhibant les richesses des pays et autres colonies, on trouve une carte politique de l'Afrique (édition de 1905, mise à jour en 1922 avec une édition en espagnol), une carte politique de l'Asie (édition de 1929), une carte politique de l'Océanie (édition de 1932), une carte politique de l'Amérique du Nord (édition de 1947). On peut y ajouter la « Carte de la France. Agriculture, industrie et commerce » (édition de 1932), véritable inventaire des richesses que l'on peut trouver à l'époque sur le territoire hexagonal.

« Carte politique de l'Afrique » - édition 1905 mise à jour en 1922 (source : BNF-Gallica)


Membre de la Société française de géographie et conseiller du commerce extérieur de la France à partir de 1912, Joseph Forest a fondé sa propre maison d'édition de cartes, plans, mappemondes, globes, sphères (terrestres et célestes), tableaux et cartes murales pour l'enseignement. Il est fournisseur des écoles depuis 1889 et agréé par le ministère de l'Instruction publique (voir sa biographie sur Wikipedia). Sa production cartographique s'étale sur plus d'un demi siècle. On trouve ainsi plus de 125 cartes et globes terrestres de J. Forest sur le site BNF-Gallica, dont une partie non négligeable en espagnol. Ses ouvrages sont traduits, adoptés par les gouvernements sud-américains au Pérou, au Chili, en Colombie, en Argentine et en Uruguay. 

« Mappa-mundi em dois hemispherios » J. Forest (source : BNF-Gallica)


J. Forest a exporté pour une somme très importante son matériel de globes, sphères, cartes scolaires et cartes économiques dans les pays de langue espagnole, portugaise et anglaise. La production de cartes scolaires constituait donc une affaire assez lucrative à l'époque.

Extrait de l'un des nombreux globes terrestres produits par J. Forest (source : BNF-Gallica)



Au début XXe siècle, les pays latino-américains sont en pleine affirmation nationale. Chaque pays a droit à sa carte en espagnol avec son drapeau et, bien sûr, ses richesses économiques (indiquées en rouge de manière à bien les mettre en évidence) :
La « nouvelle carte administrative et économique » de la République du Pérou (1916), élaborée à partir des « derniers documents officiels », se veut particulièrement édifiante. Elle magnifie un grand Pérou qui est parvenu à s'étendre au détriment de ses voisins (voir les contestations de frontières au nord et à l'ouest avec la Colombie et l'Equateur indiquées sur la carte). Ces conflits frontaliers, nés après la dissolution de la grande Colombie et l'indépendance du Pérou et de l'Equateur dans les années 1830, ne seront vraiment résolus qu'à la fin du XXe siècle. Sur la carte de 1916, la mise en valeur économique du pays apparaît nettement à travers la mention de ses ressources agricoles (café, cacao, tabac, coca, vanille, thé, caoutchouc, laines...), minières (or, sel) et énergétiques (pétrole). Elle est assortie d'une carte physique plus petite donnant l'hypsométrie générale du pays. 

« Nuevo mapa administrativo y económico de la república del Perú » J. Forest - 1916 (source : BNF-Gallica)

On peut la rapprocher de la « Carte populaire du Pérou » (1913) produite par la Société géographique de Lima à l'occasion de son 25e anniversaire et distribuée gratuitement dans tout le pays. Celle-ci indique l'organisation administrative et le relief sur une même carte. Le relief y apparaît sous la forme d'un subtil ombrage plus ou moins marqué selon l'altitude, tandis que les différentes régions du Pérou y sont délimitées de traits épais réhaussés de couleur verte. Le détail du réseau hydrographique en bleu finit de donner à la carte toute sa splendeur.

« Mapa Popular El Perú en 1913 » (source : BNE)


Dans la même veine, la carte suivante glorifie le Pérou comme héritier de l'empire inca « d'après les récits des chroniques, les affirmations des archéologues et les écrits des historiens et géographes » (sic). Elaborée en 1926 par le cartographe Camilo Vallejos membre de la Société géographique de Lima, la « Carte du Tahuantinsuyo » est éditée en l'honneur et avec le soutien de l'homme politique, homme d'affaires et philanthrope Rafael Larco Herrera. Ce qui valut à cette carte d'être diffusée gratuitement dans les écoles péruviennes de l'époque comme il en est fait mention explicite dans le titre. 

Les Incas appelaient leur empire Tahuantinsuyu, ce qui signifie les « Quatre Régions ensemble », soit le "Chinchasuyu" au nord (correspondant à une partie de la Colombie actuelle), le Curtisuyu et l'Antisuyu au centre et le Collasuyu au sud (correspondant à une partie de la Bolivie actuelle). Ce qui vaut à l'empire inca d'être souvent présenté, de manière à la fois réelle et mythique, comme l'empire des quatre parties du monde. Chacun des quatre suyus (régions) avait des populations, des environnements et des ressources différentes. Les quatre régions apparaissent ainsi sur la carte avec des couleurs contrastées. 

« Mapa del Tahuantinsuyo » (empire des incas) - 1926 (source : BNF-Gallica


De l'édition scolaire française à l'édition internationale dans un contexte d'affirmation du sentiment national, on voit que les liens sont importants et multiples. Les cartes de la maison d'édition scolaire Joseph Forest en fournissent un bon exemple. Le contexte d'affirmation des États nationaux n'est pas étranger à cette success-storyAu début du XXe siècle, les cartes de Vidal la Blache, éditées chez Armand Colin, s'exportaient déjà en langue espagnole. 

La maison d’édition cartographique qui a pris la suite de Joseph Forest est la maison d'édition Girard, Barrère et Thomas, qui s'est installée dans le même immeuble au 17 rue de Buci dans le quartier de Saint-Germain-des Prés à Paris. On trouve plus d'une 100e de cartes éditées par Girard et Barrère sur Gallica. Cette maison d'édition continua à se spécialiser dans les documents scolaires, notamment dans les cartes murales. Elle fut reprise en 1974 par les éditions Taride, une maison d'édition fondée en 1852 par Alphonse Taride et spécialisée dans les cartes scolaires, les globes et les cartes routières (avant qu'elle ne disparaisse à son tour). On peut recenser plus de 270 cartes des éditions Taride accessibles sur Gallica.


Articles connexes

Ancien atlas scolaire et vision nationale. L'exemple de l'Atlas de la République mexicaine (1899)

Il y a toujours eu des cartes de géographie aux murs de la classe