Quand l'armée dressait des cartes pour l'école : la carte murale de l'AOF par Édouard de Martonne (1922)


La carte murale de l'Afrique occidentale française a été dressée en 1922 par le Service géographique de l'Afrique occidentale française à Dakar, sous la direction du commandant Édouard Guillaume de Martonne (le frère du célèbre géographe Emmanuel de Martonne, lui-même gendre de Paul Vidal de la Blache). Elle était destinée aux écoles dans le but de faire connaître et apprendre les colonies françaises aux élèves. 

« Carte murale de l'Afrique occidentale française à l'usage des écoles - 1922 » (source : Gallica)

Si l'armée ne produit plus aujourd'hui de cartes à destination des établissements scolaires, la chose était assez courante au début du XXe siècle. On peut se référer par exemple à l'Atlas colonial français. Colonies, Protectorats et pays sous-mandat publié par le Commandant P. Pollacchi en 1929. Edité par le journal L'Illustration, cet atlas visait un triple but : « faire mieux connaître nos colonies, les faire aimer, contribuer à leur essor économique, auquel est si intimement lié la prospérité de la France elle-même » (préface du maréchal Lyautey). Ces atlas coloniaux étaient le plus souvent destinés à un large public. Il est plus rare de voir la production d'une carte murale produite spécifiquement « à l'usage des écoles ».

De Martonne a largement contribué aux levés cartographiques en AOF. Officier cartographe, Édouard Guillaume de Martonne (1879-1952) fut chef de bataillon d'Infanterie Coloniale. Il exerça comme chef du Service Géographique de l'Afrique Occidentale Française de 1923 à 1928, puis membre correspondant du Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française de 1930 à 1938. Il fut aussi membre de la Société française de géographie où il fut secrétaire général de 1939 à 1946. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur la cartographie, notamment sur l'AOF.

Cette carte murale à destination du public scolaire est directement dérivée de la carte scientifique que de Martonne a fait dresser par le Service géographique de l'AOF pour l'administration coloniale. La carte est à la même échelle (1: 500 000) et on y retrouve les mêmes limites politiques, réhaussées de couleurs vives dans les tons de rose-jaune-orangé (des tâches roses que l'on retrouve souvent dans les cartes représentant l'empire colonial français de l'époque).

« Carte d'ensemble, politique et administrative dressée par le Service géographique de l'Afrique occidentale française à Dakar sous la direction du commandant Ed. de Martonne, 2e édition, 1928 »  (Source : Gallica)


La carte se veut relativement exhaustive. Elle dresse un « Tableau des colonies de l'Afrique Occidentale Française » avec la liste détaillée des pays et régions, accompagnée des chiffres de superficie et de population. La carte se veut aussi accessible pour un large public. Elle donne en haut à gauche une petite carte de comparaison au 1 : 20 000 000 qui permet de rapporter la surface de l'AOF par rapport à la France. 


En haut à droite de la carte figure également un série de graphiques circulaires permettant de comparer 8 colonies entre elles du point de vue de la population, de la superficie et du budget (le Gouvernement général absorbant la majorité du budget en 1927).



« Dresser la carte d'un pays grand à peu près comme neuf fois la France est une oeuvre de longue haleine qui ne se fait pas en un jour ». Dans un ouvrage publié à l'occasion de l'Exposition coloniale de 1931 (La carte de l'Empire colonial français, source : Gallica) destiné à montrer le rôle des « Armes et les services dans la conquête, la pacification et la mise en valeur des colonies », de Martonne raconte l'armée d'officiers topographes qu'il a fallu pour effectuer les levers topographiques et effectuer le canevas géodésique sur un territoire de 4,6 millions de km².


Lors de la grande Exposition coloniale de 1931, il se plaint que « les investigations scientifiques et la cartographie tiennent fort exactement la place qui leur est attribuée dans les préoccupations gouvernementales, c'est-à-dire une place tout à fait infime » (La cartographie à l'exposition coloniale de Vincennes, 1931, Gallica). La création d'un Service géographique de l'AOF en 1904 a permis d'avancer sur les opérations. Mais en 1931 seule « l'AOF utile » est cartographiée avec un peu de précision (36 feuilles au 1 : 500 000). Les trois colonies les plus peuplées et les plus riches (Sénégal, Guinée, Dahomey) font l'objet de cartes plus précises au 1 : 200 000.


Sur les cartes qui reflètent les « pleins" et les « vides" cartographiques de la colonisation, de Martonne utilise la même méthode pour chaque colonie : qu'il s'agisse de l'AOF, de l'AEF, de Madagascar ou de l'Indochine, le degré de précision de la couverture cartographique dépend du niveau d'exploration, avec un intérêt particulier pour les colonies les plus peuplées ou jugées les plus  utiles. Il distingue ainsi, de la carte la moins à la plus précise, la « carte d'exploration », la « carte de reconnaissance » (1: 500 000),  la « carte semi-régulière » (1: 200 000) et la carte « régulière » (1: 100 000), cette dernière pouvant aller jusqu'à la carte topographique au 1: 25 000.





Comme l'explique Marie-Albane de Suremain, « repérer et fixer les frontières entre colonies sur le papier permettait aux gouvernements généraux français d'affirmer les règles territoriales de la présence coloniale vis-à-vis des puissances colonisatrices concurrentes. A l'intérieur de chaque territoire, la délimitation des circonscriptions permettait aux agents de l'administration de connaître le cadre géographique dans lequel ils pouvaient déployer leurs considérables pouvoirs d'"empereurs sans sceptre". Les cartographes coloniaux furent des auxiliaires d'une appropriation intellectuelle des espaces coloniaux à travers un prisme nettement politique » (De Suremain, 1999).

Si Édouard de Martonne, de son point de vue de spécialiste de la cartographie scientifique, attribuait une faible valeur aux cartes murales représentant l'AEF et l'AOF à l'Exposition coloniale de 1931, il cite néanmoins la carte de Vidal-Lablache sur l'AOF affichée lors de l'exposition. Toutes ces cartes constituaient bel et bien un « outil de pédagogie coloniale jouant sur la dimension spectaculaire et sensationnelle de la représentation graphique d'immenses espaces, et censé rehausser le sentiment de fierté nationale des visiteurs métropolitains ou d'édifier les autres » (De Suremain, 1999). Par rapport à la carte murale d'Édouard de Martonne, la carte murale de Vidal-Lablache met davantage l'accent sur l'exploitation et l'exportation des produits agricoles (en caractères rouge italique pour les distinguer du reste de la nomenclature indiquée en noir).

Carte murale de l'AOF par Vidal-Lablache (© Armand Colin)


Pour Édouard de Martonne, « la science, interposée dans notre conquête coloniale, contrebalancera - jusqu’à un certain point - le mercantilisme qui surgit de toute part » (Le Savant colonial, 1930, p. 21). Il semble dans son esprit que l'oeuvre civilisatrise de la France doive l'emporter sur les préoccupations de mise en valeur économique, bien que l'une ne soit pas vraiment dissociée de l'autre à l'époque. Pour l'auteur, « les savants coloniaux sont les agents de propagation de la culture française » aux colonies où, « à la routine, au temps perdu, à l’insouciance (...) il faut opposer la méthode rigoureuse, la minute gagnée, toute la conscience et la pratique qui régissent le monde civilisé ». (Le Savant colonial, 1930, p. 32, cité par Bonneuil, 1997). « À l’heure où, dans presque toutes les colonies, s’éveillent les revendications des élites indigènes grisées de leur jeune savoir comme d’un vin nouveau, il est sage de tempérer cette présomption trop hâtive par la démonstration de notre supériorité scientifique, seule susceptible d’enchaîner les esprits sans les comprimer » (id. ibid. p 164). 

Comme le montre Christophe Bonneuil (Des savants pour l'empire. La structuration des recherches scientifiques coloniales au temps de la mise en valeur des colonies françaises, 1997),  le projet de mise en valeur rationnelle des colonies qui se met en place après la Première guerre mondiale est indissociable de « l’idéologie de l’élite scientifique qui œuvra pour le développement et l’organisation de la science française : le progrès social basé sur le pouvoir (libérateur...) de maîtrise technique procuré par la science ». Ces dimensions politiques et culturelles de l'oeuvre civilisatrice de la France apparaissent nettement dans la Carte murale à usage des écoles que de Martonne publia en 1922. « Enchaîner les esprits sans les comprimer » par la démonstration de la « supériorité scientifique » de la France : telle est la vision du projet d'éducation coloniale selon Édouard de Martonne développée dans son ouvrage Le Savant colonial publié en 1930.

Sources

Carte murale à l'usage des écoles dressée et publiée par le Service géographique de l'A.O.F. sous la direction du commandant E. de Martonne Martonne. Éditeur scientifique (1922).
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53209844b

Carte d'ensemble du gouvernement général de l'Afrique occidentale française et carte des étapes, dressée au Service géographique de l'A.O.F. sous la direction du commandant de Marlonne, d'après les renseignements fournis par l'Etat-major (1923).
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530650212

Plan de la ville de Dakar au 5. 000e d'après photo-aérienne dressé et publié par le Service géographique de l'A. O. F. sous la direction du Commandant Ed. de Martonne (1925).
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53064951c

Afrique occidentale française. Carte d'ensemble, politique et administrative dressée par le Service géographique de l'Afrique occidentale française à Dakar sous la direction du commandant Ed. de Martonne (1928, 2e édition).
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53197838j/

Carte d'ensemble du gouvernement général de l'Afrique occidentale française, communications postales, lignes télégraphiques, dressée au Service géographique de l'A. O. F., sous la direction du commandant de Martonne, d'après les renseignements fournis par l'inspection des postes de l'A.O.F. 
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530652658.r=edouard%20de%20martonne?rk=21459;2

Petit atlas administratif, ethnographique et économique de l'Afrique occidentale française par Édouard de Martonne, 1928.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11001653

Édouard de Martonne, Le Savant colonial, Paris, Larose, 1930. 

Édouard de Martonne, Jean Martin, La carte de l'Empire colonial français.  Les Armes et les services dans la conquête, la pacification et la mise en valeur des colonies, 1931.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5577362f/f237.item

Édouard de Martonne, La cartographie à l'exposition coloniale de Vincennes, Annales de géographie  pp. 449-478, 1931.
https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1931_num_40_227_11154

Gérard Brasseur, Un regard géographique sur l'AOF de 1895, In : AOF: réalités et héritages des Sociétés ouest-africaines et ordre colonial, 1895-1960, 1997.

Marie-Albane de Suremain. Cartographie coloniale et encadrement des populations en Afrique coloniale française, dans la première moitié du XXe siècle. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 86, n°324-325, 2e semestre 1999. 
https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1999_num_86_324_3739

Christophe Bonneuil. Des savants pour l'empire. La structuration des recherches scientifiques coloniales au temps de la mise en valeur des colonies françaises (1917-1945). Orstom éditions, 1997.
https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_2/etudes_theses/35083.pdf


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Exposition virtuelle. Figures d’un géographe, Paul Vidal de la Blache (1845-1918)