Ce billet trouve son origine dans une discussion sur Twitter concernant des manuels de géographie, qui représentaient un monde en étoile en première de couverture. Publiée à partir des années 1930, cette série de manuels Hatier était destinée à des élèves de collège et de lycée. Le géographe français Jean Brunhes en était l'initiateur et, pour l'époque, il s'agissait d'une vision relativement novatrice, ce qui explique que le logo ait été repris par ses successeurs jusque dans les années 1950.
Jean Bruhnes est connu pour avoir favorisé l'essor de la "géographie humaine" en France (voir son ouvrage éponyme publié en 1910). Mais sait-on que l'auteur a également dirigé et participé à l'écriture de nombreux manuels scolaires ? Pour lui, « regarder et lire la carte est encore plus important que de bien lire le texte. Telle est notre conviction raisonnée de géographe » (Leçons de géographie, 1924). Alors regardons de plus près cette belle projection en étoile .
Page de couverture des manuels de géographie Hatier des années 1930-50 (source : Le livre.fr)
Les projections montrant un planisphère en étoile remontent au XIXe siècle. Hermann Berghaus a été l'un des premiers en 1879 à diffuser une projection étoilée. Centrée sur le pôle Nord, celle-ci permettait de réduire les discontinuités entre les continents. Elle rompait également avec les projections globulaires qui dominaient la représentation classique de l'Ancien et du Nouveau Monde (deux globes disposés jusque-là côte à côte). Séduite par cette représentation moderne d'un monde unique, l'American Association of Geographers (AAG) décidait en 1911 d'incorporer une version de la projection en étoile de Berghaus dans son logo.
Hermann Berghaus, Map of the World in star projection, 1880 (source : Wikipedia)
La projection en étoile de Berghaus utilise une projection azimutale équidistante pour l'hémisphère central. L'autre moitié du monde est fractionnée en cinq parties triangulaires, formant une étoile autour de la partie centrale circulaire. Si la latitude de l'origine est centrée sur un pôle, les parallèles sont des arcs circulaires, tandis que les méridiens sont des lignes droites interrompues à l'équateur.
Si l'on observe attentivement la projection utilisée par le manuel Hatier, on s'aperçoit qu'elle inscrit le monde dans une étoile à 6 branches (et non 5 branches comme la projection de Berghaus). Vincent Capdepuy, qui a travaillé sur la genèse de cette projection en étoile, fait remarquer qu'il ne s'agit pas non plus de la projection d'August Petermann qui comportait 8 branches. Berghaus et Petermann avaient perfectionné et diffusé la représentation en étoile inventée en 1865 par Gustav Jäger. Pour essayer de résoudre ce problème, nous avons entamé quelques recherches.
Il convient d'abord de souligner que ces projections en étoile correspondent à des projections azimuthales, centrées en général sur le pôle nord et déformant souvent l'hémisphère sud. Adams s'est intéressé à ces projections dans son ouvrage Elliptic Functions Applied to Conformal World Maps paru en 1925. Il y propose notamment une représentation du monde dans une étoile à 6 branches qui ressemble en partie à la projection du manuel Hatier (à la différence près qu'elle n'écartèle pas l'Afrique comme celle du manuel).
Projection en étoile à 6 branches (source : Oscar S. Adams, 1925)
La nouveauté de ces projections en étoile résidait principalement dans le fait de montrer un "monde monosphérique" au moment où l'essor de l'aviation permettait de survoler la Terre et d'avoir une appréhension globale du monde. Elles permettaient notamment de représenter l'intégralité de l'hémisphère nord tout en limitant les coupures entre les continents, tout l'art consistant à répartir les déformations sur les océans. Un des reproches qui a pu leur être adressé est qu'elles ne permettaient de conserver ni les formes ni les surfaces.
Le monde vu comme une monosphère (source : Renner, 1942, p. 30)
Il semble que la projection qui se rapproche le plus du manuel Hatier soit celle d'Hans Maurer. L'auteur est connu pour la projection équidistante à deux points qu'il a créée en 1919. Le cartographe allemand Hans Maurer a élaboré en 1935 un catalogue complet de projections cartographiques, regroupées par types. La projection Maurer nommée S233 reprend la carte de Jäger, en l'inscrivant dans une étoile à 6 branches. Sur cette projection azimuthale polaire, les parallèles et les méridiens constituent des lignes droites. Les parallèles croisent les méridiens et sont uniformément espacés le long d'eux ; tous les méridiens sont espacés uniformément le long de l'équateur. La projection S231 (azimutale de Lambert) est encore plus intéressante. Dans chaque branche, seul le méridien central est droit, les parallèles forment des arcs de cercle jusqu'au pôle Nord. L'échelle le long du méridiens est la même dans les deux hémisphères ; l'échelle est constante le long de chaque parallèle. Par conséquent, toute la carte est de superficie égale. Les projections S231 et S233 ont été décrites avec six branches uniformes, mais celles-ci peuvent être augmentées d'une branche (S231) ou de deux (S233).
Comparaison entre l'étoile 6 branches de Maurer et l'étoile 5 branches de Berghaus
(source : Sossa & Korol, 2015)
Aujourd'hui ces projections en étoile ne sont plus guère utilisées, si ce n'est à des fins artistiques. Pourtant elles ont participé d'une véritable transformation du regard cartographique au cours du XXe siècle, débouchant sur la vision d'un monde globalisé réunissant continents et océans. D'autres projections viendront en partie les remplacer après la 2nde Guerre mondiale avec l'essor de la géographie aérienne. Plusieurs billets de ce blog sont consacrés à ces projections qui ont renouvelé notre regard sur le monde, qu'il s'agisse des projections Fuller, Spilhaus, Equal Earth et bien d'autres encore.
Ces premières pistes d'analyse ne demandent qu'à être complétées. Si vous avez des éléments, vous pouvez ajouter vos remarques sur ce fil Twitter.
Références
Premières de couverture de manuels de géographie Hatier des années 1930-50 montrant une projection en étoile à 6 branches
https://www.le-livre.fr/corner/00-livres-de-generation/editeur/0004-Hatier.html?page=10#listing
Vincent Capdepuy (2013). Le monde en étoile : genèse d’une projection cartographique, Ma@ppemonde, n°111
http://mappemonde-archive.mgm.fr/num39/lieux/lieux13301.html
Renner T. G. (1942). Human Geography in the Air Age. New York: MacMillan Company, coll. «Air-Age Education Series», 238 p.
https://ia600300.us.archive.org/16/items/humangeographyin00rennrich/humangeographyin00rennrich.pdf
Rostislav Sossa, Pavel Korol (2015). Historical Aspects of Development of the Theory of Azimuthal Map Projections. Studia Geohistorica, n°3.2015
Cartographie artistique : recettes créatives pour éplucher une orange (Visionscarto)
https://visionscarto.net/cartographie-artistique-recettes
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