Derrière chaque carte, une histoire. La cartographie du détroit de Magellan entre science et imaginaire


Le détroit de Magellan, qui sépare le continent sud-américain de la grande île de la Terre de Feu, porte le nom de Fernand de Magellan, le navigateur portugais qui l'a découvert et traversé en 1520 au moment où il réalisait la première circumnavigation de la Terre (1519-1522). Ce détroit de 611 kilomètres est le plus long et le plus important passage naturel entre les océans Atlantique et Pacifique. Ce passage est resté longtemps stratégique jusqu'à la mise en service du canal de Panama. Sa mise en carte a pris du temps ; elle reflète les progrès de la cartographie nautique européenne entre le XVe et le XVIIIe siècle. Elle témoigne de la curiosité et de l'imaginaire géographique mais aussi des rivalités des grandes puissances européennes pour dominer la région à l'époque des « Grandes Découvertes ». Pour les explorateurs-découvreurs des XVe et XVIe siècles, « découvrir, c'est posséder » comme le montre l'historien Romain Bertrand (L’exploration du monde - Une autre histoire des Grandes Découvertes").

L’Atlas Miller publié en 1519 représentent en six cartes richement enluminées le monde connu des Européens juste avant l’expédition de Magellan. On peut remarquer que les cartographes portugais, en représentant un immense continent austral, y ferment volontairement l'option d'un contournement des Amériques  : au tout début du XVIe siècle, le détroit de Magellan n'est pas encore connu. 

Extrait de l'Atlas nautique du monde, dit « atlas Miller » publié en 1519 par des cartographes portugais (source : Gallica)



Comme le souligne l'historien José Manuel Garcia, la découverte du détroit constitue un moment-clé pour l'expédition de Magellan et pour la manière de représenter la Terre  : 

« On peut dire que ce fut le couronnement de la liaison ou passage tant recherché entre l'Atlantique et le Pacifique. Fernand de Magellan a promis à l'empereur Charles Quint - Charles Ier d'Espagne - que, tout comme les Portugais avaient trouvé une connexion entre l'Atlantique et l'océan Indien au cap de Bonne-Espérance, il serait en mesure de trouver, plus ou moins à la même latitude à environ 34° ou 35° S - ce qui correspond à la latitude de Rio de la Plata - un passage reliant l'Atlantique au Pacifique. Il ne l'a pas trouvé à cette latitude, mais beaucoup plus bas à 52° ou 53° sud et au prix de beaucoup de sacrifices. Il faut prendre en compte les latitudes pour vraiment comprendre qu'il s'agit d'un exploit fantastique. » 

Pour Mauricio Onetto Pavez (Historia de un pasaje-Mundo. El estrecho de Magallanes en el siglo de su descubrimiento, 2018), le détroit de Magellan constitue la dernière pièce d'un puzzle qui n'était pas encore complet, et dont la résolution a permis d'enclencher une série de processus mondiaux : mouvement des personnes, routes commerciales, développement de la science moderne. Lors du passage du détroit, un « passage du monde » se serait créé. La proposition situe dans la traversée du détroit l'événement fondateur de la « mondialisation » que nous vivons aujourd'hui.

La première carte du détroit en 1520 par Antonio Pigafetta, un des 18 survivants de l'expédition de Magellan, figure la région et le détroit des Patagons (source : Wikipedia). Les « Cartes et planches du Premier voyage autour du monde par Pigafetta » (1519 à 1522) sont disponibles sur Gallica. Elles correspondent à des cartes et figures ornées d'une édition de 1800 par Hendrik Jansen.


En 1520, Magellan rencontre des difficultés dans l'exploration du détroit qui fait plus de 600 km de long. Il met plus d'un mois pour traverser le passage. Au milieu du détroit, Estêvão Gomes, pilote du San Antonio, s'est rebellé avec ses hommes et a même déserté avec l'un des navires de la flotte. Esteban Gomez sera chargé par Charles Quint en 1524 d'essayer de trouver un passage plus au Nord, mais sans succès. C'est à partir de ces éléments que le cartographe Diego Ribero sera en mesure d'élaborer sa carte de 1529 « de tout ce qui a été découvert dans le monde jusqu'à présent », avec les contours de l'Amérique du Nord.

Dans le dédale de fjords, cerné de falaises « menaçantes », aux eaux « sinistres », les récits indiquent que pendant la traversée du détroit par Magellan en 1520, les marins aperçoivent de nombreuses fumées à l'intérieur des terres. La Tierra del Humo (en français : Terre des Fumées) qui apparaît sur les cartes postérieures au voyage, devient plus tard la Tierra del Fuego (Terre de Feu). Le détroit, nommé d’abord « chenal de Tous-les-Saints », prend rapidement le nom de détroit de Magellan en l’honneur du navigateur. Si le détroit de Magellan contribua à la renommée du navigateur, il y perdit deux navires avant de périr lui-même deux ans plus tard dans l'archipel des Philippines, de sorte que Magellan ne réalisa jamais lui-même le tour du monde.

Le continent austral appelé aussi « continent magellanique » en référence à Magellan qui a navigué dans l'Atlantique et le Pacifique sud va alimenter tout un imaginaire géographique au cours des XVIe et XVIIe siècles. On retrouve la « Terre magellanique » par exemple sur les globes de Coronelli dans les années 1670 pour désigner l'Antarctique. Pour M. Robert qui publie en 1743 une version révisée de l'Introduction à la Géographie des Sieurs Sanson, « le continent magellanique ne se peut s'appeler qu'antarctique ou antiseptentrional comme opposé à l'arctique ».

La carte du Détroit de Magellan (1670) par J. F. Bernard exprime bien l'univers mental dans lequel on percevait cette région du monde encore au XVIIe siècle. Les commentaires sur les "bons païs" en bois ou pâturage et les "Sauvages qui allument des feux" (à l'origine du nom de la Terre de Feu) montrent que la région contient quelques ressources mais qu'elle est marquée par le froid et les difficultés de navigation, au milieu de tribus hostiles. La Terre de feu est décrite comme "un païs hostile et misérable où tout est couvert de neiges et l'air très froid".

Carte du Détroit de Magellan par J. F. Bernard - 1670 (source : Gallica)


Voici une autre représentation saisissante de la Terre de Feu et de la Patagonie (1646) par le cartographe Alonso de Ovalle. La carte orientée à l'Est présente des vues de paysages, d'animaux sauvages et de créatures monstrueuses. Sur la Terre de feu, une créature mi-homme mi-animal est représentée tirant à l'arc. Une des hypothèses généralement retenue aujourd'hui fait remonter le terme de Patagon au personnage du roman de chevalerie Primaleón de Grecia appelé « Patagón ». Magellan, qui connaissait certainement ce roman alors très en vogue, aurait associé cette créature mi-homme mi-animal aux autochtones rencontrés en raison notamment de leur accoutrement et de leur consommation de viande crue.

Tabula Geographica Regni Chile par Alonso de Ovalle - 1646 (source : Gallica)


Les Patagons, décrits par Antonio Pigafetta comme "des géants aux grands pieds", font figure de tribu mythique. On en retrouve une trace notamment sur la carte de l'Amérique du Sud par Hondius (1630), qui représente un colosse patagonien traversant à grands pas une région inconnue. Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, les cartes des Amériques appelaient regio gigantum (« région des géants ») cette région de l'Amérique du Sud. Des descriptions européennes de la région alimentèrent le mythe pendant 250 ans avant d'être discréditées à la fin du XVIIIe siècle alors même que Francis Drake avait déjà observé en 1578 : « Les sauvages ne sont pas de si grande taille que les Espagnols le disent ». 

Extrait de la carte de l'Amérique méridionale par Hondius - 1630 (source : Wikipedia)


Le même Francis Drake, corsaire au service de la reine Elizabeth Ière d'Angleterre, effectua la troisième circumnavigation de l'histoire entre 1577 et 1580, après celles de Magellan-Elcano entre 1519 et 1522, et celle de García Jofre de Loaísa entre 1525 et 1536. Son nom est attaché à l'un des caps de la région bien qu'il n'ait sans doute jamais atteint le cap Horn. Au sud de la Terre de Feu, le passage de Drake, ouvert en 1616, sera également baptisé en son honneur. Drake pensait avoir échoué sur des îles qu'il nomma îles Elizabeth et qui se sont avérées être des îles fantômes qui n'ont jamais existé. On retrouve la trace d'îles Elisabeth ou « Elisabethides » jusqu'au XVIIIe, par exemple sur la carte de l'Amérique du Sud de Thomas Jefferys.

Extrait de la carte de l'Amérique du Sud par Thomas Jefferys - 1776 (source : Collection David Rumsey)



Les références à Magellan dépassent la désignation du détroit et s'applique à toute une région allant de la Patagonie à la Terre de Feu. La « Terre magellanique » sur la carte dressée par Guillaume de l'Isle (1717) désigne l'immense région qui va du « pays des Pampas » au « pays des Patagons » (Argentine actuelle). Sur certaines cartes, il est même fait référence à une « Mer magellanique » ou « Mer méridionale » (voir sur le site Gallica les différentes représentations de la « Magellanique » ou « Magellanica »)  Aujourd'hui le terme « magellanique » recouvre le sud de la Patagonie qui correspond à la moitié sud de la province de Santa-Cruz en Argentine, à la Terre de Feu et à la 12e région chilienne dite « région de Magallanes et de l'Antarctique chilien » (au sud de 49° S). On retrouve le terme à travers une formation biogéographique, les forêts magellaniques subpolaires qui constituent une écorégion spécifique au sud de l'Argentine et du Chili.  

Carte du Paraguay, du Chili, du détroit de Magellan dressée par Guillaume de l'Isle - 1717 (source : Gallica)


A partir de la 2e moitié du XVIIIe apparaissent les premiers « plans géométriques » qui sont relevés lors d'expéditions scientifiques. Ces cartes permettent de corriger les latitudes et les mesures de distances pour plusieurs baies du Détroit de Magellan. Bougainville est très fier d'être le premier français à être entré dans la « Mer du Sud » par le Détroit de Magellan. Sa carte (orientée sud) comporte des relevés détaillés du détroit qu'il met 50 jours à traverser. Elle fait figure de véritable prise de possession. Depuis Magellan, l'entrée du détroit s'ouvre symboliquement par la « baie Possession », une baie ouverte à tous les vents au demeurant peu propice aux mouillages. Il y reconnaît par ailleurs « la baie à laquelle le malheureux sort de la colonie espagnole de Philippeville, établie vers l’an 1581 par Sarmiento, a fait donner le nom de port Famine ». Il y établit un mouillage dans la « baie Française ainsi nommée par M. de Gennes ». Il va même jusqu'à baptiser une baie de son propre nom « baie de Bougainville ». La carte montre qu'une partie du détroit est abondamment « couverte de bois », le reste n'est que « Désolation du Sud » (voir les descriptions qu'il donne de la région dans son ouvrage Voyage de Bougainville autour du monde, I, IX).

Carte du Détroit de Magellan dressée et corrigée sur les voyages des vaisseaux l'Aigle en 1765, l'Étoile
 et l'Aigle en 1766, la Boudeuse et l'Étoile en 1767 et 1768 (source : Gallica)


Le Détroit de Magellan devient très tôt un enjeu de rivalité au niveau international. La carte de La Borde (1790) entend montrer la part prise successivement par les "Voyageurs Français, Anglais, Espagnols et Hollandais et principalement Mrs. de Bougainville, Byron, Wallis & Carteret". La carte de Laborde est largement inspirée de la carte élaborée en 1769 à partir des observations de La Cruz Cano El Olmedilla, Carteret, Wallis, Byron et Bougainville (rééditée en 1775).

Carte des détroits de Magellan et de Le Maire dressée par M. de Laborde - 1790 (source : Gallica)


Il faut attendre le traité des frontières de 1881 entre le Chili et l'Argentine pour voir un début de règlement du contentieux concernant la Patagonie et la Terre de Feu. Le détroit de Magellan est déclaré "terra nullius", un statut juridique qu'il a encore aujourd'hui.

Patagonie et Détroit de Magellan, Terres Australes. Extrait de l'Atlas sphéroidal et universel de géographie dressé par F.A. Garnier - 1862 (source : collection David Rumsey)


Bien que le Chili et l'Argentine soient parvenus, depuis le traité de 1881, à un accord sur la question du détroit de Magellan, leurs prétentions territoriales dans la pointe méridionale du continent américain continuent à alimenter les rivalités (voir les articles de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 traitant des clauses spécifiques concernant l'Argentine et le Chili). Il s'agit aujourd'hui d'une zone stratégique à une échelle plus large, avec des rivalités en termes de ZEE dans l'Atlantique et le Pacifique mais aussi jusqu'en Antarctique. Ces rivalités maritimes peuvent être étudiées à travers la carte bi-continentale de l'Argentine et la carte tri-continentale du Chili. 

Si aujourd'hui le détroit de Magellan a perdu une large partie de son importance géostratégique depuis l’ouverture du Canal de Panama en 1914, il est loin d’être marginalisé au plan maritime (hausse des tonnages, difficultés du Canal de Panama...). D’autant que la région connait une dynamique nouvelle portée par le tourisme austral, le boom du pétrole et du gaz de schiste et l’affirmation du Chili comme puissance antarctique (voir le dossier de Géoimage Chili - Le détroit de Magellan, le Cap Horn et Punta Arenas : un choke point maritime revitalisé).

Références

« L’Atlas Miller : le monde avant Magellan » (Gallica).

« Il y a cinq cents ans, Magellan découvrait le détroit qui allait porter son nom » (Courrier international).

« Magellan et le premier Tour du monde en 1124 jours » (L'Histoire).

« #Balancetonexplorateur : la redécouverte de Magellan » (France Culture).

« C'est grâce à Magellan que nous connaissons la Terre telle qu'elle est ». Interview en portugais de l'historien José Manuel Garcia, spécialiste de Magellan (Diaro de Noticias).

« Le grand voyage de Magellan, entre réel et imaginaire - Les "Grandes découvertes", une invention du XIXe siècle » (Radio Télévision Suisse).

Romain Bertrand. Qui a fait le tour de quoi ? L'affaire Magellan, Verdier, 2020 (voir Frédéric Werst, "Histoire mondiale d'un tour du monde" sur En attendant Nadeau).

L’Histoire à la carte : Le voyage de Magellan 1519-1522 (Histoirealacarte.com).

Patagonie, images du bout du monde. "Cartographie et identité de la Patagonie". Dossier d’exposition à destination des enseignants et de leurs classes (Musée du Quai Branly).

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