La Lémurie : le mythe d'un continent englouti. La cartographie entre science et imaginaire


La Lémurie n'est pas seulement un mythe littéraire et artistique. Elle témoigne des rapports complexes entre science et imaginaire tels qu'il pouvaient exister à la fin du XIXe et au début du XXe siècle à une époque où on savait encore peu de choses sur la "dérive des continents" et sur les origines de l'espèce humaine. 

À la fin des années 1860, Ernst Haeckel commence à publier des travaux affirmant que le continent de la Lémurie aurait permis aux humains vivant en Asie de migrer vers l’Afrique. Pour ce biologiste allemand, ce continent hypothétique serait même à l'origine de la diffusion de l'espèce humaine. Il localise le Paradis originel (avec un point d'interrogation tout de même) dans l'océan Indien comme le montre la carte ci-dessous extraite de son ouvrage Histoire de la création et intitulée "Esquisse hypothétique de l'origine monophylétique de la distribution des douze espèces d'hommes sur la terre, à partir de la souche lémurienne". 

Extraits de l'Histoire de la création des êtres organisés d'après les lois naturelles par Ernst Haeckel - 1877 (source : Gallica)



Pour Haeckel, considéré comme le père de l'écologie, « nombre de faits de géographie animale et végétale rendaient vraisemblable l'existence de ce continent au sud de l'Inde ».  Cette théorie surprenante - mais prise au sérieux à l'époque - venait de l’avocat et zoologiste britannique Philip Lutley Sclater (1864). Ce dernier n'a pas produit de carte et situe la Lémurie de manière très approximative entre l'océan Indien et l'océan Pacifique. Ce continent aurait été englouti sous la mer, mais cela permettrait d'expliquer la présence de Lémuriens de part et d'autre de l'océan Indien. William Thomas Blandford (biologiste anglais) accrédite l’idée que les îles de l’océan Indien correspondraient aux sommets les plus élevés de ce grand continent. Pour Émile-Félix Gautier qui publie Madagascar, un essai de géographie physique (1902), « si Lemuria n'était pas un continent, ce devait être un archipel ».

Ce mythe du continent englouti se retrouve dans l'ouvrage publié à titre posthume par Jules Hermann en 1927 "Les révélations du grand océan" qui évoque la Lémurie, un continent qui se serait étendu de Madagascar à l'Inde. Jules Hermann (1846-1924), scientifique autodidacte, homme politique et écrivain de La Réunion consacrera une grande partie de sa vie à chercher des preuves indubitables de la Lémurie.

Les révélations du grand océan par Jules Hermann - 1927 (source : Gallica)


A l’appui de sa spéculation, Hermann apporte toutes sortes de rapprochements possibles dans le relief, le sous-sol, la faune, la flore, soit observés directement, soit repris d’après des témoignages. Et Hermann de s’entourer des plus hautes cautions, dont le géographe Elisée Reclus.

Les révélations du grand océan par Jules Hermann - 1927 (source : Gallica)


Ernst Haeckel ne parlait que de "continent hypothétique". C'est Jules Hermann qui infère, à partir des descriptions d'Elisée Reclus, l'existence de la Lémurie. C'est le point de départ d'une puissante source d'inspiration littéraire à La Réunion et dans l'océan Indien jusqu'à aujourd'hui. 

C'est aussi le rêve ou l'ambition pour les Indianocéaniens d'inverser le fait colonial en faisant provenir les Européens eux-mêmes de ce continent originel. L'oeuvre de Jules Hermann est à lire absolument pour l'inversion des représentations quant aux racines culturelles de l'Europe. Pour lui, "ce n’est pas un jardin de racines grecques qu’il nous faudrait mettre aux mains de nos écoliers mais bien celui des racines madécasses ou océaniennes, racines lumineuses pour les peuples de l’Europe entière" (cité par Martine Mathieu).

L'influence de l'oeuvre de Jules Hermann se retrouve dans le manuel scolaire que publie son cousin Paul Hermann en 1924. Instituteur aux Avirons, ce dernier publie plusieurs cartes et manuels scolaires où figure "le continent austral". Selon lui, La Réunion formerait "un seul pays avec l'Amérique du Sud, l'Afrique, l'est de Madagascar et l'Indoustan" (sic). Quand les manuels scolaires reflètent les représentations d'une époque.

Extrait du manuel scolaire La Réunion au cours élémentaire par Paul Hermann (1924, p. 9)



La Lémurie continue encore aujourd'hui à alimenter l'imaginaire, notamment dans le monde de la fantasy (voir cette belle carte décorative) ou encore dans le domaine de l'art et de la littérature. Elle est parfois associée à Mu, un autre continent mythique ou « perdu », localisé plutôt dans le Pacifique. La Lémurie est un peu l'équivalent du mythe de l'Atlandide auquel l'associe le théosophe William Scott-Elliot dans un ouvrage de 1904. 

Carte de la Lémurie (en rouge) surimposée aux continents actuels selon le théosophe William Scott-Elliot dans  Lost Lemuria (1904)


Dans La Lémurie perdue (1904), William Scott-Elliot propose deux cartes montrant la répartition des terres à deux périodes différentes. Les deux cartes (« La Lémurie dans sa plus grande étendue » et « La Lémurie à une période ultérieure »), pliées dans une pochette à la fin du volume, sont quelque peu différentes (à découvrir sur le site de la Boston Public Library). La première représente « la configuration de la Terre depuis le Permien, en passant par le Trias et jusqu'à l'époque Jurassique » ; la seconde « la configuration de la Terre à travers le Crétacé et jusqu'à l'Éocène ». Les deux utilisent une carte de base, imprimée en noir, du monde tel qu'il était connu en 1904, même si elle sous-estime étrangement ce que l'on savait alors de l'Antarctique. Superposée en rouge se trouve l'étendue supposée de la Lémurie, le bleu délimitant les limites « du continent hyperboréen encore plus ancien ». Sur la première carte, la Lémurie est représentée comme un supercontinent couvrant une grande partie du Pacifique, de l'Asie du Sud-Est et de l'Australie et peut-être un tiers de l'Afrique. Sur la seconde carte, suite à une série de cataclysmes volcaniques, elle se reconfigure comme une série de vastes îles réparties sur une grande partie de la surface terrestre. Il convient de noter que Scott-Elliot avait déjà utilisé un ensemble de quatre cartes très similaires dans son ouvrage de 1896 L'histoire de l'Atlantide.

L’hypothèse lémurienne sera progressivement abandonnée avec la théorie de la dérive des continents de Wegener (1912) qui s'imposera seulement à partir des années 1960. Aujourd'hui la distribution des Lémuriformes est expliquée par la séparation du continent Gondwana. Après avoir été un sujet de controverse scientifique, la Lémurie va trouver ses plus fervents partisans dans les milieux occultistes (voir cette vidéo). Certaines mouvances théosophiques et New Age la présentent encore comme une vérité (Bing, 2016). On trouve par exemple une référence à la Lémurie sur la Future Map of The World (1993) du prophète New Age Gordon Michael Scallion.

ll serait vain de vouloir établir une liste exhaustive de tous les auteurs qui ont traité de la Lémurie. Jean-François Theys propose une chronologie du concept de Lémurie à travers ses auteurs les plus marquants. 

Références