Quand la carte entrait dans une stratégie de communication auprès du Roi et de l'Académie des sciences

 

Voici une thèse passionnante à lire où il est question de mappemonde, de voyage et d'histoire des sciences :

Camille Blachère. Le ciel commence au-delà des mers. Savoirs et pratiques astronomiques et expéditions extra-européennes au XVIIIe siècle. Université du Littoral Côte d'Opale, 2021. Disponible sur Hal.

Cette thèse se situe au carrefour de plusieurs champs qui concernent l'histoire, la philosophie et la sociologie des sciences. Au coeur de la thèse de Camille Blachère, on peut découvrir cette très belle mappemonde de Joseph-Nicolas Delisle qui indique avec précision "les heures et les minutes du temps vrai de l'entrée et de la sortie du centre de Vénus sur le disque du soleil le 6 juin 1761" (à découvrir sur le site de Gallica).

Mappemonde de Joseph-Nicolas Delisle de l'Académie des Sciences - 1761 (source : Gallica)


Le transit de Vénus devant le Soleil se produit lors du passage de la planète Vénus entre la Terre et le Soleil, occultant une partie du disque solaire. D'un point de vue scientifique, l'observation de transits de Vénus aida les scientifiques à calculer la distance Terre-Soleil par la méthode de la parallaxe. Le phénomène offre aux astronomes l'occasion de déterminer la parallaxe solaire à partir de la comparaison entre les données obtenues en des points éloignés du globe. Les transits se répètent suivant une séquence de 243 ans avec une paire de transits séparés de 8 ans suivis d'un intervalle de 121,5 ans, une autre paire de transits séparés de 8 ans et un intervalle de 105,5 ans. Pour observer les transits de 1761 et 1769, il fallut organiser des expéditions vers divers endroits du monde pour les observer, ce qui préfigura des collaborations scientifiques au niveau international. 

L'idée de l'astronome et cartographe français Joseph-Nicolas Delisle est de dessiner une mappemonde permettant une lecture directe sans avoir à effectuer de calculs. La légende explique les couleurs représentées : « La couleur bleue couvre tous les lieux de la Terre où l'on ne doit voir que l'entrée de Vénus et une partie de son cours sur le disque du Soleil. La couleur jaune, ceux qui ne doivent voir de même qu'une partie du cours avec la sortie. Ceux qui verront la durée entière sont teints en rouge. Enfin on a laissé en blanc les lieux qui ne verront rien du tout de ce célèbre passage. » Dès 1753, sa méthode lui a permis de déterminer "le passage de Mercure au devant du Soleil qui doit arriver le 6 Mai 1753" avec une mappemonde en N&B fournie à l'appui.

Extrait de l'Avertissement aux astronomes concernant le Passage de Mercure au devant du Soleil qui doit arriver le 6 Mai 1753 (source : Internet Archives)


Delisle n'est pas le seul à chercher les zones de visibilité des phénomènes astronomiques. Joseph-Jérôme de Lalande publie en 1760 une carte du monde traduisant la visibilité du passage de Vénus le 3 juin 1769, au Nord de l'Europe, en Amérique, dans le Pacifique puis en Asie. Cette carte est une amélioration de celle incluse dans les Mémoires de l'Académie royale des sciences de 1757.  En 1771, en recoupant les données des transits de 1761 et 1769, l'astronome français Jérôme Lalande établit la valeur de l'unité astronomique à 153 millions de kilomètres (±1 million). La précision fut moins bonne qu'escomptée à cause du « phénomène de la goutte noire », mais constituait une amélioration considérable par rapport aux calculs de Horrocks. L'infortuné Guillaume Le Gentil passa huit ans à voyager dans l'océan indien pour tenter d'observer les deux transits, mais sans succès dans les deux cas ; son absence prolongée lui fit perdre son siège à l'Académie des sciences et ses possessions car ses lettres n'étant jamais arrivées en France, il fut déclaré mort. Malgré toutes ces expéditions, il fut impossible de dater précisément le début ou la fin du transit à cause du phénomène de la goutte noire

Comme le montre Camille Blachère, il s'agit pour les astronomes, cartographes et savants du XVIIIe siècle d'organiser des observations dans les territoires européens mais aussi à partir des stations ultra-marines et coloniales. La carte entre dans une véritable stratégie de communication auprès du Roi et de l'Académie des sciences. « Il convient alors de mobiliser les acteurs de la science astronomique, mais également les pouvoirs politiques, qui apportent un soutien diplomatique et financier, ainsi que les acteurs des mondes extra-européens. »

« La Mappemonde de Delisle est accompagnée d'un mémoire et s'adresse avant tout au roi. Les deux documents s'inscrivent dans une stratégie de communication double, il s'agit d'une part de convaincre le souverain et ses ministres de l'importance de l'observation et donc de son financement et d'autre part de diffuser les informations nécessaires à l'observation et à son organisation, puisque les deux documents sont par la suite imprimés. » La mappemonde de Delisle constitue aussi un outil de détermination géographique en superposant les possessions européennes et en identifiant les territoires accessibles en fonction des contraintes maritimes et climatiques de l'époque.

Visibilité du passage de Vénus en 1761 (source : IMCCE)


Pour Camille Blachère, « l'organisation des expéditions astronomiques impose aux savants de construire une opération qui permette d'anticiper l'aléatoire. Cependant, l'éloignement des stations d'observation augmente les écarts à la prévision et contraint les voyageurs à intervenir. La prise en charge de l'aléatoire entraîne une redéfinition de l'espace-temps, dans la conception même des expéditions, comme dans leur déroulement et dans le processus de validation des résultats ». 

L'exemple de l'astronome Alexandre-Guy Pingré, qui devait conduire initialement ses observations à Pondichéry et qui dut se rabattre sur Rodrigues pour finalement être contraint de les faire à bord d'un vaisseau, montre à quel point les scientifiques dépendent des expéditions maritimes. Ses démêlés avec les autorités de l'époque permettent d'aborder les relations complexes entre science et politique. 

 Carte nouvelle de la partie méridionale de la Mer du Sud pour servir à la détermination des lieux où le passage de Vénus sur le disque du Soleil qui doit arriver le 3 Juin 1769. Par Alexandre Guy Pingré (source : Gallica)



La thèse de Camille Blachère montre bien les apports de ces expéditions maritimes sur le plan des sciences, notamment de la cartographie. « L'astronomie doit être mise au service de la géographie et de la cartographie et telle est la mission de Delisle [...] Les savants doivent mettre à profit le voyage pour observer, cartographier, collecter, interroger, dessiner, décrire, rapporter. [...] L'envoi d'astronomes dans les espaces coloniaux offre l'occasion de réaliser, de corriger, de perfectionner la cartographie d'espaces parfois mal connus. »

Joseph-Nicolas Delisle (1688-1768) a joué un rôle important comme astronome, notamment à l'Académie des Sciences de Russie. Il est le frère du géographe et cartographe Guillaume Delisle, élève de Cassini, qui a introduit le recours aux données astronomiques en cartographie et qui a produit beaucoup de cartes (à découvrir sur Gallica). 


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