La carte, objet éminemment politique : la Chine au coeur de la "guerre des cartes"


Nommer et délimiter son territoire constitue un acte fondamental pour exercer sa souveraineté. Ce qui explique que les pays attachent en général une grande importance à l'utilisation de cartes pour affirmer leur souveraineté territoriale. Dans le cas de la Chine, cette préoccupation semble aller très loin si l'on en juge par la véritable « guerre des cartes  » qu'elle mène depuis plusieurs années, d'abord en imposant sa propre carte officielle, ensuite en s'attachant à traquer les cartes qu'elles juge dangereuses pour sa sécurité nationale. Au delà de la volonté de développer ses propres outils cartographiques, cette guerre des cartes est d'abord et avant tout pour la Chine une guerre pour la représentation de l'espace.

I) Imposer sa vision du monde à travers une nouvelle carte officielle

La projection de Hao Xiaoguang (Institut de l’Académie chinoise des sciences sociales) a été adoptée en 2013 comme carte officielle de la République populaire de Chine afin de montrer ses ambitions à la fois sur terre et sur mer. 

Carte officielle de la Chine avec sa nouvelle projection verticale adoptée en 2013 (source : Hao Xiaoguang)


Ce type de projection  transverse cylindrique est d'habitude plutôt réservé aux cartes marines. Son originalité est d'être dans un format vertical, ce qui fait qu'on a souvent tendance à la mettre à l'horizontal pour revenir au format habituel. 

La première carte du monde  élaborée par Hao Xiaoguang en 2002 (source : Hao Xiaoguang)

Hao Xiaoguang estime qu'il y a une grande différence entre regarder le monde horizontalement et le regarder verticalement. Selon l'auteur, si la carte du monde a longtemps eu sa version est-ouest (en référence à la carte du monde Kunyu de 1602 du missionnaire italien Matteo Ricci), elle doit désormais avoir sa version nord-sud. Déjà sino-centrée, la carte officielle de la Chine était jusque là horizontale : 

Comparaison de l'ancienne et de la nouvelle "projection globale" de la Chine


La projection de Hao Xiaoguang favorise la représentation des nouvelles routes de la soie centrées sur l'Asie et l'Afrique (initiative Belt and Road Initiative ou BRI). Le fait que la carte ait été publiée simultanément avec l’annonce de la BRI par Xi Jinping en 2013 n'est pas une coïncidence. La carte permet de se décentrer de l'Europe, même si déjà antérieurement la « représentation d’un monde sino-centré dans les représentations cartographiques était profondément enracinée » (Alexeeva, Lasserre, 2022). Elle permet aussi de montrer l'importance stratégique de l'Arctique. Sur la carte verticale de l'hémisphère nord, l'océan Arctique devient la voie aérienne la plus courte reliant l'Asie, l'Europe et l'Amérique du Nord. De plus, l'océan Arctique apparaît comme le centre, entouré par les continents nord-américain et eurasien, mettant plus directement en contact la Chine et les Etats-Unis. 

Depuis sa création en 2013, la projection de Hao Xiaoguang avec sa représentation verticale est largement entrée à l'école. Déclinée en une série de cartes du monde (le plus souvent centrées sur la Chine), on la retrouve sous la forme de cartes murales ou dans les manuels scolaires. Elle y est présentée comme une projection plus juste pour rééquilibrer la vision imposée par l'Occident, voire comme une volonté d'assurer la paix en mettant en avant les expéditions scientifiques de la Chine en Arctique et en Antarctique. On trouve malgré tout encore souvent l'ancienne carte horizontale centrée sur le Pacifique. 


II) Nommer et délimiter strictement son territoire en combattant les cartes jugées dangereuses pour sa sécurité nationale

« La Chine défie la Russie en restaurant les noms chinois des villes à sa frontière ». Cette querelle est mise en avant par le journal ukrainien Kiyv Post pour montrer les limites dans l'entente entre les deux pays (cf entrevue Poutine - Xi Jinping en mars 2023). Elle révèle les prétentions de la Chine qui n'a jamais renoncé à siniser les noms sur les documents cartographiques officiels comme elle a pu le faire notamment au Tibet. S'agissant de la Sibérie, la tentation est d'autant plus grande qu'une partie de ce territoire lui appartenait au XIXe siècle. 

La carte de 1851 de John Tallis montre une grande partie du territoire perdu par la dynastie Qing au profit de l'Empire russe
(source : © Wikipédia)


« En insistant pour donner des noms chinois aux villes de certains territoires russes, la Chine fait savoir à la Russie qu'elle n'a pas oublié les vastes territoires qu'elle considère comme historiquement chinois » (RFI international)

Territoire chinois occupé par la Russie depuis 1860. La superficie fait environ trois fois la taille de la France et comprend la ville de Vladivostok (source : © Wikimédia Commons)

Le Ministère chinois des ressources naturelles a  publié de nouvelles réglementations, qui exigent l'ajout d'anciens noms chinois aux noms géographiques fixés par la Russie. Cela concerne 8 villes le long de la frontière russo-chinoise (RFI en Chine).

Cette « bataille de noms » sur les cartes s'inscrit dans un contexte plus large. Depuis plusieurs années, la Chine cherche à interdire les "cartes problématiques" qu'elle estime dangereuses pour sa sécurité nationale. Cela concerne notamment les cartes ne respectant pas le principe d'une seule Chine avec Taïwan inclus (Global Times), mais également celles concernant sa frontière avec l'Inde. En 2019, la Chine a fait détruire 30 000 cartes en anglais jugées "incorrectes" du fait qu'elles représentaient l'Arunachal Pradesh comme faisant partie de l'Inde (The logical Indian). 

Au delà des cartes, le différend territorial entre Moscou et Pékin à propos de la Sibérie contribuerait à expliquer pourquoi la Chine ne dit pas clairement si la Russie doit retirer ses troupes du Donbass et de la Crimée. « La Chine présente-t-elle à la télé son projet de partage d'une Russie vaincue ? »  La guerre de l'information se poursuit sur Internet avec ce type de fake news qui laisserait penser à un projet d'annexion d'une partie de la Sibérie par la Chine (LCI verif'). Cette "fake map" à usage de propagande (pour le coup plutôt dirigée contre la Chine) s'avère entièrement fausse. La carte a été détournée à partir d'une carte déposée sur Reddit, qui représente les pays voisins les plus proches en fonction de là où on habite en Russie.



C'est certainement en mer de Chine du Sud que les revendications territoriales de Pékin sont les plus perceptibles. Elles prennent la forme d’une ligne en neuf traits : une sorte de « langue de bœuf », selon l’expression consacrée, dessinée sur la quasi-intégralité de la carte de la mer de Chine du Sud. Nombre de pays se plaignent du fait que la Chine n’est jamais sortie de l’ambiguïté à ce sujet, refusant de publier les coordonnées exactes du parcours de cette ligne maritime qui, pourtant, fait fi des Zones économiques exclusives (ZEE) revendiquées par ses voisins. 

Carte schématique des revendications en mer de Chine méridionale avec le tracé de la "langue de boeuf" en rouge
(source : Wikimedia communs)



La Chine considère, comme Taïwan, sur la base d’une exploration maritime particulièrement ancienne et retranscrite au fil des siècles par écrit, que ce qui est compris dans cette « langue de boeuf » lui appartient, y compris les ressources avérées ou supposées que ces eaux renferment (voir par exemple la carte éditée par le pouvoir nationaliste chinois de Nankin en 1947). On y retrouve notamment l’archipel des Paracels, revendiqué également par le Vietnam, ainsi que les îles Spratleys, revendiquées tout ou partie par le Vietnam, les Philippines, Brunei ou encore la Malaisie. Ces revendications territoriales en mer de Chine s'inscrivent dans la volonté de contrôler une sphère d'influence comme pouvait l'avoir la Chine au début du XXe siècle. Nostalgie de la Chine impériale et ambitions néo-nationalistes de Xi Jinping semblent aujourd'hui fusionner dans un même rêve, celui d'une Chine toute puissante prête à s'investir dans la « guerre des cartes ». Ce que la Chine considère elle-même comme une quête légitime pour mettre fin à un siècle d’humiliation et retrouver son "corps géographique" ou geobody (Cahan, 2009).

« Carte des territoires perdus et des eaux de la Répubique de Chine ». Cette carte "irrédentiste" est issue d'une brochure nationaliste Histoire de la perte territoriale chinoise (novembre 1925)


 
Références

« Quelle différence importante entre regarder le monde horizontalement et verticalement ? Entretien avec Hao Xiaoguang, l'auteur de la carte verticale du monde » (Blog Geogarage). Télécharger sa carte en haute résolution (Hxgmap.com)

Olga V. Alexeeva et Frédéric Lasserre, « Le concept de troisième pôle : cartes et représentations polaires de la Chine », octobre 2022 (Géoconfluences).

William Cahan, The Cartography of National Humiliation and the Emergence of China's Geobody, Public Culture, 21/1, 2009 (Academia).

« La Chine, les cartes anciennes, et la langue de bœuf » (France Culture).

« La Chine se cartographie au centre du monde ». Révolutionnaire, cette vision de la planète, qui brise la représentation occidentale, a été adoptée par la défense nationale chinoise (Le Monde).

La projection de Hao Xiaoguang destinée à célébrer la puissance de la Chine présente simultanément les deux hémisphères Nord et Sud. Cette projection très géopolitique a connu différentes versions (SIPRI). 

« Le monde vu de Chine : que nous disent les cartes ? » (France Culture).

On retrouve cette projection dans les manuels de géographie. Par exemple, dans un manuel français de géographie de 2020 qui cite l'Atlas des nouvelles routes du Courrier International qui a servi d'inspiration, sans mentionner la projection elle-même qui est celle de Hao Xiaoguang. Un bon exemple de naturalisation de cette projection dans la géographie scolaire (fil Twitter).

Un planisphère inspiré de celui du Chinois Hao Xiaoguang (2013) centré sur l'océan Indien, qui redonne une visibilité aux pôles mais coupe l'Amérique en deux (@Kartokobri).

À quoi ressemble la version chinoise de la carte du monde ? L'ancienne carte horizontale centrée sur le Pacifique (à télécharger en haute résolution). 

Liens ajoutés le 6 septembre 2023


 






Lien ajouté le 11 décembre 2023


Lien ajouté le 28 mars 2024

Liens ajoutés le 16 mai 2024

Parmi les restrictions imposées par la Chine, il y a le fait qu'on peut transformer une projection cartographique WGS84 en GCJ-02, mais beaucoup plus difficilement l'inverse (ce qui permet à la Chine de contrôler l'information géographique)
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