La carte, objet éminemment politique : les camps de rééducation des Ouïghours au Xinjiang


Depuis plusieurs années, journalistes et chercheurs avaient des suspicions concernant l'installation de camps de "rééducation" pour les minorités ouïghoures en Chine. Un rapport assez complet publié en novembre 2018 par l'Australian Strategic Policy Institute (ASPI) a permis de rassembler des preuves, notamment à partir d'images satellites.

Les Ouïghours sont un peuple turcophone et musulman sunnite habitant la région autonome du Xinjiang. Ils sont 11 millions sur les 14 millions de musulmans que compte la région. On estime qu'au moins 800 000 d'entre eux sont enfermés dans des camps. La répression contre les Ouïghours s'est surtout accrue depuis les émeutes meurtrières de 2009. La Chine, qui a d'abord nié cette répression politique et policière, a fini par admettre l'existence de ces camps "pour éduquer" la population ouïghoure.

Le rapport de l'ASPI couvre 28 camps (voir la base de données), ce qui ne représente qu'un échantillon des camps de rééducation dans le Xinjiang estimés à plus d'une 100e, voire à 1200 si l'on prend en compte les camps provisoires. L'étude montre que la taille de ces camps a fortement augmenté entre 2016 et 2018. Cette carte représente les principales zones où sont concentrés ces camps dans la région du Xinjiang (à l'extrémité ouest de la Chine) :


D'autres preuves documentaires de  cet immense réseau de camps sont venues compléter la base de données fournie par le rapport de l'ASPI. Shawn Zhang, un étudiant en droit à l’université canadienne de Colombie-Britannique, traque sur Internet documents et photos prouvant l’existence des « centres de rééducation politique » et qui ciblent les musulmans du Xinjiang, principalement les jeunes hommes et les intellectuels, mais aussi les gens ayant des liens avec l’étranger. D’après la Chine, certaines mesures de « rééducation » s'imposent pour prévenir la radicalisation et le terrorisme.

Voici par exemple le camp de Shule (39° 21' 29.2 N, 76° 03'04.1 E) qui regrouperait plus de 8 000 personnes et aurait triplé en surface selon le compte Twitter de Shawn Zhang. L'imagerie satellitaire permet de mettre en évidence ce type de grands complexes entourés de deux rangées de clôtures et de tours de garde :ps://twitter.com/shawnwzhang/status/1024544326544572416?s=20
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Certains camps sont des centres de détention temporaires. D'autres sont répertoriés comme des "centres de formation". Ce qui est présenté comme un effort de formation des populations ouïghoures répond en réalité à un vaste programme d'assimilation à la culture chinoise. Pour Chen Quanguo, chef du Parti communiste de la région, les camps doivent « enseigner comme des écoles, être gérés comme à l'armée et défendus comme des prisons ».

Voici par exemple le camp de Khasgar (39°27'09.6 N, 76°06'34.2 E) présenté comme un "centre de formation technique et professionnelle". La présence de clôtures barbelées ne laisse guère de doute sur la vocation de ce type de camps. Certains terrains de sports présents sur le site ont été remplacés par des bâtiments en dur et, pour maquiller ces transformations, les autorités chinoises n'ont pas hésité à transformer ces espaces par des tapis colorés en vert :




Preuve de la surveillance policière exercée par la Chine : une entreprise a laissé sortir les coordonnées de plus de 2,5 millions de Ouïghours :

Pour mieux comprendre les enjeux de la crise ouïghoure, il convient de changer d'échelle et de faire intervenir des facteurs multiples qui ne sont pas seulement politiques. La sinisation du Xinjiang n'est pas un processus nouveau. Elle remonte au moins à la révolution maoïste, voire avant. La Chine a toujours refusé la "turquification" de son territoire. L'enjeu est plus fort que pour le Tibet, autre région autonome fortement réprimée, dans la mesure où le Xinjiang fait partie intégrante de la nouvelle route de la soie. Il contient également des gisements miniers et d'hydrocarbures. C'est donc un espace stratégique. D'une certaine façon, la Chine contribue à son désenclavement et à son essor économique en construisant des routes et des infrastructures.




La composition ethnique du Xinjiang n'est pas homogène (voir l'Atlas de la région autonome ouïghoure du Xinjiang) : même si les Ouïghours y sont les plus nombreux, on y trouve des Kazakhs, des Kirghizes, des Mongols, des Chinois (voir cette carte du Monde diplomatique). Le Xinjiang (ou Turkestan oriental) a toujours été un lieu de passage au cours de son histoire, ce qui a favorisé un brassage de populations d’origines ethniques diverses.



Pour se défendre contre le colonialisme chinois, les Ouïghours ont toujours tenu à pratiquer leur religion musulmane, à refuser de s'aligner sur le fuseau horaire de Pékin, à pratiquer leur culture et leurs traditions, à s'interdire tout mariage mixte avec les Chinois. Le nationalisme ouïghour s'est fortement développé et une partie de ces nationalistes souhaiteraient un état indépendant, ce que refuse catégoriquement la Chine communiste qui a accru sa répression depuis 2001. Le nom même de Xinjiang signifie "nouveaux territoires", "nouveau front pionnier", ce qui constitue en soi un véritable programme politique pour la Chine qui n'entend pas perdre cette marche occidentale qui jouit en principe d'un statut de région autonome.

Dans cette opposition politique, le rapport de force est plutôt en faveur de la Chine, mais les cartes peuvent être utilisées pour véhiculer des revendications, avec des arrières plans politiques ou religieux.



Les Ouïghours ne sont pas les seules minorités musulmanes persécutées dans le monde. France Culture a publié une carte des musulmans oppressés qui évoque le cas des Rohingyas en Birmanie, mais aussi d'autres cas en Thaïlande, Ouzbékistan, Tadjikistan et République centrafricaine. Cette carte ne prend pas en compte les pays où une branche interne à l'islam - sunnite, chiite, alaouite, alévi, druze... - en oppresse une autre, comme cela peut être le cas en Syrie, Arabie saoudite, Iran... Cette carte ne concerne que les situations où les musulmans, toutes branches confondues, sont opprimés en tant que représentants de l'islam.




Références :

Mapping Xinjiang’s "re-education" camps, Australian Strategic Policy Institute, 1er novembre 2018.

Les camps d’internement débarrassent la Chine de classes entières de la société, Slate, 18 septembre 2018.

Comment le Xinjiang est devenu le laboratoire high-tech du contrôle social, Courrier international, janvier 2018.

China has turned Xinjiang into a police state like no other, The Economist, mai 2018.

Ouïghours : la Chine reconnaît des camps "pour éduquer", Libération, 14 octobre 2018.

Eradicating Ideological Viruses. China’s Campaign of Repression Against Xinjiang’s Muslims. Rapport de l'ONG Human Rights Watch (section Asie), septembre 2018. 

Les défis du nationalisme ouïghour, Note de l'IRIS, janvier 2019.

Ouïghours, à la force des camps, reportage de France 24, mai 2018.

Rohingyas, Ouïghours... : la carte des musulmans persécutés dans le monde, émission de France Culture, octobre 2017.

Droits humains : une arme diplomatique ? (France Culture, 25 septembre 2019).

Un blogueur chinois sur les traces des camps de rééducation du Xinjiang (Le Monde, 25 novembre 2021).

Chine : le drame ouïghour (documentaire diffusé sur Arte le 8 février 2022)

Ce qu'il faut savoir sur tous les mensonges sur le Xinjiang : comment ont-ils été fabriqués ? (la version officielle sur le site l'Ambassade de la République populaire de Chine en France)


Liens ajoutés le 21 octobre 2019

Les Ouïgours à l’épreuve du « vivre-ensemble » chinois (Le Monde diplomatique, mars 2019)
http://www.monde-diplomatique.fr/2019/03/CASTETS/59639

Peuples et ressources du Xinjiang. Une carte proposée par Agnès Stienne.
http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/xinjiang


Liens ajoutés le 19 novembre 2019


Lien ajouté le 15 décembre 2019
Reactions to China's Xinjiang Uighur detention policies as of November 2019 (green = opposed; red = supportive) from r/MapPorn
 
Lien ajouté le 27 août 2020

Des images masquées dans l'application chinoise Beidu aident à localiser des camps ouïghours au Xinjiang.


Lien ajouté le 24 février 2021

Message de l'ambassade de France en Chine dénonçant le point de vue occidental sur la question ouïghoure (fil Twitter à dérouler). Les arguments avancés et les réactions à ce message permettent d'engager un débat sur les différences de point de vue.



Lien ajouté le 26 août 2021


Lien ajouté le 11 janvier 2021

Lien ajouté le 21 janvier 2022