Cartes : des plans sur la planète (émission Eurêka sur France Culture)


Source : Cartes : des plans sur la planète (émission Eurêka à écouter sur France Culture, 16 août 2021, 59 mn).

« Je lis les cartes comme je lis le livre »  disait Jean Giono. Les cartes géographiques sont bel et bien un livre ouvert sur le monde depuis les temps les plus anciens, une projection de l’humanité sur son environnement, partant d’une abstraction. Comment est-on parvenu à cartographier les mers et les océans ? Et que nous dit l'évolution de ces représentations sur notre façon d'habiter le monde ? "Cartes : des plans sur la planète", c’est l'itinéraire légendé qu'a cherché à suivre Antoine Beauchamp, à la frontière entre carte et territoire, avec pour invités : 

  • Geoffrey Phelippot, doctorant au Centre Alexandre Koyré et à l’EHESS et chercheur associé à la Bibliothèque Nationale de France au département Cartes et Plans

  • Jean-Marc Besse, directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique, directeur d’études à l’EHESS et président de la Commission du Comité français de la Cartographie, retraceront le chemin de cette invention. 

Une émission à écouter en direct sur France Culture. Nous en avons extrait et transcrit quelques échanges et citations intéressantes :

Maximilien Sorre (1954, à propos de l'importance des cartes ) :

« Le premier stade de toutes nos enquêtes, à nous géographes, est l'établissement d'une carte. Et l'on n'exagère guère en disant que tout effort d'analyse dépend de la richesse et de l'exactitude de la représentation cartographique. Nous sommes là en présence d'un mode d'expression fort ancien. Et nous restons encore étonnés de l'ingéniosité avec laquelle des navigateurs incultes ou des nomades ont su figurer les contours des terres et des mers, c'est-à-dire transmettre la connaissance des lieux et de leurs positions respectives [...] La cartographie est un langage dont les titres d'ancienneté sont, on le voit, respectables. C'est grâce à elle que les hommes ont exprimé d'abord leur conception de l'espace terrestre. » 

Jean-Marc Besse

« La carte est un langage qui permet à des sociétés d'exprimer leur conception de l'espace et du monde. C'est aussi l'expression, parfois extrêmement élaborée, de conceptions culturelles, de croyances sociales, évidemment bien entendu de concepts scientifiques. [...] L'autre chose que je retiens dans le propos de Maximilien Sorre, il ne réduit pas la création cartographique à l'univers européen et occidental et encore moins à l'univers moderne et contemporain. » 

Geoffrey Phelippot

« La carte n'est pas forcément sur une feuille de papier, elle peut prendre diverses formes. Ca pose justement la question : qu'est-ce qu'une carte ? Est-ce que c'est forcément une représentation plane sur un papier ? Ou au contraire, peut-elle prendre différentes formes sur des tablettes d'argile ou du papyrus ? » 

Jean-Marc Besse

« Si l'on prend l'exemple de la dalle ornée de Saint-Bélec dans le Finistère [...], on affaire là un graphisme d'une certaine manière, avec des motifs géométriques qui se répètent et qui forment un ensemble cohérent et qui représentent un territoire de 30km, avec les différents accidents du relief. On peut considérer qu'un des éléments caractéristiques de la carte, c'est ce détour, si je puis dire, par l'élaboration d'une représentation graphique, quel qu'en soit le support, un langage graphique qui n'est pas forcément un langage géométrique. Cela suppose un détour qui n'est pas forcément une représentation abstraite. Pour se rapporter à un espace où l'on vit ou même où l'on ne vit pas - cet espace peut être lointain, on a éprouvé le besoin de fabriquer une représentation. »  

Geoffrey Phelippot

« C'est d'abord le besoin de pouvoir s'orienter, se déplacer, imaginer cet espace où l'on peut aller ou ne pas aller [...] » 

Jean-Marc Besse

« Pourquoi a-t-on besoin de cartes alors que la plupart du temps on pourrait s'en passer ? Ce n'est pas simplement pour l'orientation, on peut très bien s'orienter sans cartes. Si on a besoin de cartes, c'est qu'on a besoin aussi d'autres choses. Qu'est-ce qu'elles apportent de plus pour l'orientation, la situation, pour la compréhension des espaces où l'on vit ? [...] La carte nous permet de voir ce que nous ne voyons pas, elle nous rend accessible une dimension d'invisibilité [...] La carte n'est pas seulement un objet graphique, c'est aussi un objet mental, dans lequel peuvent s'insérer énormément de croyances, de conceptions, d'imaginaires. La carte véhicule cela. On a inventé la cartographie, mais la cartographie a permis aussi d'inventer autre chose, c'est un point de départ. » 

Geoffrey Phelippot

« Les premières cartes étaient souvent des cadastres chez les Egyptiens, mais aussi déjà chez les Babyloniens [...] » 

Jean-Marc Besse

« Les premières cartes ne cherchaient pas à représenter le monde, mais plutôt le territoire proche où l'on pouvait se déplacer. Cela dit, il y a une cartographie scientifique qui s'est développée dans le monde grec qui avait aussi pour ambition de représenter scientifiquement et philosophiquement le monde connu [...] » 

« Une carte est à la fois un objet dans lequel il y a de la connaissance et un objet dans lequel on inscrit des imaginaires, des intentions et des conceptions. Dans les mappemondes, on peut voir la figuration du Paradis ; mais en même temps, on a énormément d'informations sur la localisation d'un certain nombre de pays, leur histoire… On ne peut pas opposer de manière totalement absolue, la dimension cognitive et la dimension religieuse. Ce sont des conceptions du monde [...] »  

« A partir de la Renaissance, la cartographie va à la fois relayer, accompagner et accueillir le travail des géographes. Dans ces cartes et ces atlas, les géographes vont d'une certaine manière mettre au point cette nouvelle image du monde. Effectivement l'imprimerie va jouer un rôle important en permettant la multiplication du nombre de cartes. On compte dans la 2e moitié du XVIe, mais on n'en est pas vraiment sûr, plus de 1000 plaques de cuivre représentant des cartes, avec des centres de production importants comme Rome, Venise, Cologne, etc. qui vont dessiner cette nouvelle image du monde qui va être globalement dans un langage de type ptoléméen [...] »    

 Geoffrey Phelippot

« Jusqu'au XIXe siècle, on a finalement une discipline [la cartographie] qui est très entremêlée à d'autres savoirs astronomiques, mathématiques, etc... Est-ce que cela devient une discipline scientifique ? Possiblement. »

 Jean-Marc Besse

« Au XIXe siècle, la lithographie permet la diffusion de la cartographie. Cela devient aussi une affaire d'Etat. Elle sert pour le contrôle des territoires, pour leur aménagement. [...] On ne peut pas négliger la puissance de la carte dans les entreprises impériales et coloniales. Dans le domaine du relevé, il y a aussi le développement de la photographie aérienne, surtout au XXe siècle. [...] La carte n'est plus simplement topographique. On se pose la question de savoir ce que contiennent les espaces ? Quel volume et quelle diversité des activités ? [...] La carte des productions économiques et industrielles, de leur localisation, cela a été un des grands développements propre au XIXe siècle, comme l'a montré Gilles Palski [...] ».

 « Il y a une grande différence entre la carte papier et la carte numérique, sur écran. La carte sur écran, qui est liée à un système d'information géographique, est-elle encore une carte ? [...] Ce que nous voyons à l'écran, c'est l'interrogation d'un système d'information, une représentation graphique d'informations qui sont sélectionnées et qui peuvent être variées. Quoique... en même temps on peut se demander si ce n'est pas cela la permanence de l'ontologie de la carte. La carte, au fond c'est cet outil graphique qui recueille une information et qui permet de la rendre lisible de manière ordonnée de façon à ce que les usagers, scientifiques ou non, puissent avoir une meilleure compréhension du monde ».


A lire ou écouter

Interview de Gilles A. Tiberghien et Jean-Marc Besse : « Les cartes représentent aussi ce qui n’existe pas, elles donnent accès à l’imaginaire de l’autre » (Libération)

La carte avant les cartographes : l'avènement du régime cartographique en France au XVIIIe siècle (France Culture)

Les Cassini, carte sur table (France Culture)