La carte, objet éminemment politique : la cartographie des inégalités urbaines à Marseille


Nous avons abordé dans plusieurs billets les usages politiques des cartes. L'exemple qui est présenté ici concerne plus spécifiquement leur usage et détournement médiatique en vue d'essayer de trancher une polémique. Le débat porte sur les politiques urbaines et les réponses à apporter aux violences et aux inégalités à Marseille. La carte qui est utilisée par le journaliste de BFM-TV est celle des revenus médians dans la cité phocéenne. La source scientifique est présentée en reprenant le titre du rapport du Haut Comité au Logement des Personnes Défavorisées (2019) sur la "crise humanitaire" qui se joue. La carte n'est pas vraiment expliquée. Elle est montrée rapidement à l'écran comme une image furtive pour mettre en évidence les écarts sociaux et comme argument pour essayer de trancher un débat politique. L'absence de mixité sociale montrée par la carte peut-elle justifier en soi une politique de "rénovation-bulldozer" ?


Pour Manuel Valls, « l’un des problèmes de Marseille, ce n’est pas de rénover, mais de reconstruire pour repeupler la ville ». Revenant sur cette formule choc, l'analyste de BFM-TV critique dans un premier temps le point de vue de l'ancien premier ministre :

« Tout raser, repeupler autrement : le moins qu’on puisse dire c’est que c’est radical. La dernière fois qu’on a rasé tout un quartier à Marseille, c’était en 1943 pendant la guerre [...] Vous me direz, Manuel Valls est habitué des déclarations chocs [...] Mais c’est un ancien premier ministre, à ce titre il a une responsabilité politique, sa parole est particulière, il a une responsabilité [...]  Cela laisse penser que les gens sont quantité négligeable. Cela rappelle une autre formule "on va nettoyer au kärcher la cité". La petite phrase de Manuel Valls occulte l’essentiel de ce qu’il a voulu dire... »

Puis dans un second temps, le journaliste s'emploie à développer des arguments contraires, carte à l'appui :

« Sur le diagnostic, cela veut dire que Manuel Valls a raison ? Oui cela veut dire que la rénovation ne suffira pas. Il n’est pas le seul à le penser [...] A Marseille, les quartiers nord concentrent tous les maux : la pauvreté, le mal logement, la délinquance, les trafics. La situation y est catastrophique. Il y a un rapport qui a été publié l’an dernier par le Haut Comité au Logement des personnes défavorisées. Il titrait «  A Marseille, c’est une crise humanitaire » Vous vous souvenez de la rue d’Aubagne ou de ces immeubles délabrés. Là où Manuel Valls n’a pas tout-à-fait tort, c’est sur l’idée de mixité sociale. Je vous montre une carte, celle du revenu médian dans la cité phocéenne. Vous voyez tous les quartiers en bleu au cœur de la ville. Dans ces quartiers-là, un foyer sur deux gagne entre 3000 et 8000 euros par an. L’écart  entre les quartiers les plus pauvres et les quartiers les plus riches, c’est de un à quinze [répété deux fois]. Donc on n’est plus dans ce qu’on appelle des poches de pauvreté. On est dans des ghettos de très grande misère. »

Et la deuxième journaliste, un peu circonspecte, de demander : "Mais concrètement on peut raser un quartier tout entier ?"

« Non, mais on démolit des tours, on démolit des immeubles. C’est ce qui se passe depuis 20 ans. Manuel Valls l’a fait à Evry. L’hiver dernier, il y en a eu à Bondy. C’est parfois inévitable parce que tous les logements ne sont plus occupés ou parce que cela coûte plus cher à rénover. Mais il n’y a que dans les pays totalitaires où l’on efface tout et on recommence. A Marseille, il faudra démolir sans doute, rénover, reconstruire, désenclaver, mais tout cela prendra du temps, beaucoup de temps.

Utilisée à un moment-clé dans le débat d'opinion, la carte en question est censée venir administrer la preuve. Il semble indispensable de revenir à sa source pour savoir dans quel contexte elle a été produite et ce qu'elle nous dit. La carte est extraite de tout un dossier cartographique élaboré en 2020 par Élisabeth Dorier et Jean Dario, Marseille 2018-2019 : De la crise du logement à la crise humanitaire (à télécharger sur le site du Haut Comité au Logement des Personnes Défavorisées). 


Source : « Marseille, fragmentation et enjeux du mal-logement (2018-2020)  » Urbanicités, 2020.


L'ensemble cartographique d'où est extrait le document comporte beaucoup de cartes et de données sur le mal-logement où l'on voit que le problème posé est complexe, qu'il faut tenir compte des processus de ségrégation à l'origine de ces inégalités et qu'il ne se résume pas à raser les quartiers pauvres. Comme on le sait, en montrant de fortes disparités, les cartes sont susceptibles de venir réifier des réalités sociales et alimenter des discours extrêmes. Il est bien spécifié dès le début du dossier :

« Cet ensemble de cartes et graphiques a été conçu et réalisé dans le cadre d'une démarche universitaire indépendante et de long terme. Cette sélection de cartes est mise à la disposition du Haut Comité pour le Logement des Personnes Défavorisées (HCPLD), pour accompagner son rapport 2019 sur le mal-logement. [...] Étant donné le caractère technique et complexe de certaines données et cartes, des précautions d'interprétation s'imposent. [...]   

« Le présent dossier de cartes, et plus largement ce travail en commun entre universitaires et institutionnels permet d’avoir une approche factuelle et rigoureuse sur les inégalités, les ségrégations urbaines et les carences en logements très sociaux. Il souligne que les effondrements rue d’Aubagne ne relèvent pas de faits divers accidentels, et imprévisibles, mais d’une continuité de défaillances systémiques des dispositifs et des acteurs face à une accentuation de la fragmentation urbaine : recompositions sociales, concentration de la pauvreté dans le centre et les quartiers nord, implantation des logements sociaux aggravant une ségrégation géographique, production insuffisante de logements “très” sociaux adaptés aux revenus des demandeur.se.s, absence de traitement de l’habitat dégradé dans les quartiers populaires, et jusqu’aux difficultés de relogement provisoire des ménages évacués, malgré la mise en place d'un dispositif exceptionnel, du fait du manque de logement social dans le centre ancien. [...] »


Loin de n'aborder que les disparités et la fragmentation socio-spatiale, le dossier cartographique proposé par Élisabeth Dorier et Jean Dario permet de contextualiser le cas de Marseille et d'envisager les inégalités au prisme des politiques urbaines, notamment le déficit de production en matière de logements "très sociaux" depuis 1995. 


Source : « Marseille, fragmentation et enjeux du mal-logement (2018-2020) » Urbanicités, 2020.


Si le rapport du HCLPD de 2019 parle de « crise humanitaire », c'est d'abord pour souligner la gravité de cette crise du logement social. Pour y remédier, il émet un certain nombre de préconisations qui vont de la construction de logements sociaux au maintien de logements privés abordables, en passant par la mise en place de programmes de réhabilitation de fond. Dans le cas d'opérations de rénovation, le rapport évoque la règle dite du "un pour un" (un logement social détruit = un logement construit) et surtout le principe selon lequel « un logement réhabilité ou construit doit être à niveau de loyer correspondant aux revenus des ménages délogés » (ce que permettent rarement les opérations de destruction-reconstruction de grande envergure). Le rapport évoque aussi les traumatismes liés aux opérations de délogement-relogement et le risque d'aboutir à une « ville malade ».

Les fractures urbaines concernent également l'école comme le montre par ailleurs l'article de Gwenaëlle Audren et Virginie Baby-Collin "Ségrégation socio-spatiale et ethnicisation des territoires scolaires à Marseille". Les deux autrices montrent comment « la carte scolaire française tend à reporter les formes de la ségrégation sur les établissements scolaires des quartiers, en reproduisant les inégalités sociales ». 

Autrement dit, les questions de mixité sociale et de lutte contre les ségrégations urbaines ne se cantonnent pas à la question du logement, aussi importante soit-elle dans la production des inégalités. Elles s'inscrivent dans des processus plus complexes que les discours politiques sur la ville ne le laissent souvent entendre. La cartographie des inégalités urbaines vient documenter ces processus et nourrir la réflexion, mais ne saurait être brandie comme un argument d'autorité pour emporter la conviction de l'opinion publique. 

Références

Dorier, É. et Dario, J. (2020). « Marseille 2018-2019 : de la crise du logement à la crise humanitaire ». Dossier de cartes commentées en appui au rapport 2019 du Haut Comité au Logement pour les Personnes Défavorisées. Aix Marseille Université. Laboratoire Population Environnement Développement, UMR 151, 20 février 2020.    

Dorier, É. (2020) « Marseille, fragmentation et enjeux du mal-logement (2018-2020) », Urbanicités.

Marseille : de la crise du logement à une crise humanitaire - 22e rapport  du  Haut Comité au Logement des Personnes Défavorisées - Novembre 2019.

A Marseille, une cartographie citoyenne contre le mal logement (VeilleCarto 2.0)
http://veillecarto2-0.fr/2020/01/20/a-marseille-une-cartographie-citoyenne-contre-le-mal-logement/

Audren G. et Baby-Collin, V. (2017). « Ségrégation socio-spatiale et ethnicisation des territoires scolaires à Marseille », Belgeo, 2-3 | 2017.
https://journals.openedition.org/belgeo/18726?lang=nl

Audren G. (2015). Géographie de la fragmentation urbaine et territoires scolaires à Marseille. Thèse de Géographie. AMU - Aix Marseille Université
http://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01244911

Lelévrier, Ch. (2014). La rénovation urbaine, un re-peuplement des « grands ensembles » ? In Fabien Desage,  Christelle Morel Journel,  Valérie Sala Pala. Le peuplement comme politiques. PUR, Rennes. http://books.openedition.org/pur/59896 

Attributions de logements sociaux, politiques de peuplement et intercommunalités : quelles recompositions ? Séminaire de recherche, USH, 15 juin 2018.
http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/attributions-de-logements-sociaux-politiques-de-a1584.html


Lien ajouté le 9 septembre 2021

Lien ajouté le 6 décembre 2021

Lien ajouté le 10 janvier 2021

Lien ajouté le 18 février 2022


Lien ajouté le 23 avril 2022


Marseille Privatopia, édition 2022. Depuis 2007, sous la direction d’Elisabeth Dorier, des géographes d’Aix-Marseille Université explorent la fragmentation urbaine à Marseille en y cartographiant l’emprise croissante des « résidences fermées sécurisées ». Ces recherches sont présentées au grand public du 3 mars au 23 avril 2022 à travers deux expositions, des journées d’études et une conférence débat publique.





Lien ajouté le 8 octobre 2022

Lien ajouté le 18 septembre 2023

Marseille : comment les résidences privées ont envahi la ville (Le Monde)

« Les Marseillais se barricadent. Dans la ville, près d’un tiers des logements se trouvent aujourd’hui dans des résidences fermées. Connus aussi sous le nom de « gated communities », ces espaces clôturés, parfois perméables au passage des piétons, parfois totalement étanches, morcellent le tissu urbain de Marseille. A tel point que certains enfants de la ville par exemple, doivent slalomer entre ces espaces fermés et mettent jusqu’à 20 minutes de plus pour se rendre à l’école tous les matins. Même problème pour l’accès à certains services publics ou aux transports en commun. Le docteur en géographie Julien Dario est un des rares chercheurs à travailler sur la question. Il nous explique les origines historiques et la responsabilité de la municipalité dans le développement de ces fermetures qui menacent d’accentuer la fragmentation sociale de Marseille ».


Lien ajouté le 21 février 2024

Liens ajoutés le 23 février 2024

Marseille, ville duale. Quelques notes et photos sur la visite conduite par Julien Dario pour les étudiants STU à Marseille le 7 février 2024.



Articles connexes






Étudier les établissements scolaires en lien avec la politique de la ville : intérêt et limites