Désaxer la carte pour porter un autre regard, mais lequel ?


Chacun sait que le nord en haut de la carte constitue une convention qu'il faut savoir dépasser et avec laquelle on peut jouer. Le choix d'une autre orientation n'obéit pas toujours à des motifs clairs et explicites. L'intérêt est de pouvoir émettre des hypothèses sur les raisons qui ont pu conduire l'auteur de la carte à faire un autre choix. Désaxer la carte, c'est quelque part déséquilibrer le lecteur et le conduire à porter un autre regard. Mais lequel ? En voici quelques exemples. 

Comment expliquer que Gabriel Marcel, célèbre cartographe du XIXe siècle ait représenté les itinéraires de Christophe Colomb en choisissant une carte aussi bizarrement orientée et difficile à lire ? 

Itinéraire de Christophe Colomb dressé par G. Marcel, cartographe (source : Gallica)



Surtout que G. Marcel (1843-1909), bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale et responsable de la section Cartes et plans par ailleurs "américaniste" était spécialiste du sujet. Il récidive avec cette deuxième carte concernant l'itinéraire de Cortès. Alors selon vous ?

Carte itinéraire de Fernand Cortès et de ses lieutenants au Mexique dressé par G. Marcel (source : Gallica)



On aurait tendance à penser que la carte orientée dans le sens est-ouest, c'est plus clair :

Carte des voyages de Christophe Colomb (source : L'Histoire)



Une chose est sûre : Gabriel Marcel n'a pas fait ce choix d'orientation cartographique au hasard. Il y a plusieurs hypothèses...
  • Hypothèse 1 : Colomb faisait cap à l'ouest et il paraît logique de mettre l'ouest vers le haut, contrairement aux cartes médiévales qui mettaient plutôt l'est.
  • Hypothèse 2 : Colomb n'a jamais fait le tour de Cuba, mais l'a atteinte plusieurs fois. Ainsi disposée sur la carte, l'île semble plus profonde quelle ne l'est. C'est la vision du navigateur telle qu'il pouvait l'avoir en regardant vers l'ouest :
"Colomb, se croyant sur les côtes de l'Asie, regardait logiquement Cuba comme faisant partie du continent. Dès lors il ne songea plus à en faire le tour, et il prit la décision de revenir vers l'est..." (Histoire des grands voyages et des grands voyageurs, Jules Verne, 1878).

Pour produire la carte des voyages de Christophe Colomb, il semble que Gabriel Marcel se soit fortement inspiré de la carte de Guillaume Le Testu (1566). Une mappemonde en deux hémisphères utilisant une projection conique rectifiée.

Extrait de la mappemonde en deux hémisphères de Guillaume Le Testu, 1566 (source : Gallica)



Quand on oriente la carte avec l'Ouest en haut, on est frappé par la ressemblance entre les deux cartes qui représentent Cuba et Haiti comme au milieu d'une mer des Caraïbes fermée.


Dans son ouvrage "Reproductions de cartes & de globes relatifs a la decouverte de l'Amérique du XVIe au XVIIIe siecle" (1893), G. Marcel dit son admiration pour la projection de Le Testu qu'il qualifie au passage de "mathématicien des plus distingués".

La projection de Le Testu ressemble singulièrement à la projection conique rectifiée qui est aujourd’hui connue sous le nom de "Bonne" ou du "Dépôt de la Guerre"

Projection conique rectifiée de "Bonne" (source : Wikipédia


La projection dite de "Bonne" a été utilisée jusqu'à ce qu'elle soit remplacée par la projection de Lambert début XXe. Mais Bonne n'en est pas à l'origine. C'est une projection de ce type qui a été utilisée en 1507 par Waldseemüller (projection en manteau)

Planisphère de Waldseemüller (source : Wikipédia)


G. Marcel n'a donc pas choisi une projection au hasard pour sa carte de reconstitution des vogages de Colomb. Il utilise une projection du XVIe siècle qu'il réoriente et simplifie pour lui donner une dimension pédagogique. Idem pour la carte de Cortès.

Pour compléter

Un numéro spécial de la revue XYZ (la revue des topographes) consacré à la cartographie de Christophe Colomb (XYZ n°54, 1993)

  • L’oeil du cartographe et la représentation du terrain
  • Peut-on encore affirmer que la Bibliothèque Nationale possède la carte de Christophe Colomb ? 
  • Le projet de Christophe Colomb
  • La connaîssance de la géographie du globe à l’époque de Christophe Colomb 
  • Il y a 500 ans : Christophe Colomb
  • De Christophe Colomb à la géographie d’aujourd’hui

CR de l'ouvrage d'Alida C. Metcalf, Mapping an Atlantic World, Circa 1500, Johns Hopkins University Press, 2020.

Lien ajouté le 29 janvier 2022

Liens ajoutés le 1er février 2022

Lien ajouté le 31 janvier 2025

Lien ajouté le 2 février 2025

Lien ajouté le 6 février 2025
Articles connexes

Le nord en haut de la carte : une convention qu'il faut parfois savoir dépasser

La cartographie dans la tradition islamique : Ṣūrat al-Arḍ

Délimiter le Nord et le Sud en France : une affaire de représentations ? 

Des usages de la projection Spilhaus et de notre vision du monde

Pourquoi les projections icosaédriques ont tendance à nous fasciner

La projection Equal Earth, un bon compromis ?

La carte impossible (1947), un court métrage d'animation très pédagogique d'Evelyn Lambart pour montrer pourquoi les projections cartographiques sont trompeuses

L'histoire par les cartes : une série de 14 films documentaires sur les cartes portulans (BNF)

Du Tour du monde en 80 jours au Trophée Jules Verne : l'évolution de la cartographie des tours du monde

L'histoire par les cartes : entre faits et légendes, la cartographie du fleuve Amazone du XVIe au XVIIIe siècle (Gallica)