Quand Facebook révèle nos liens de proximité (1)

Dis moi qui sont tes amis sur Facebook et je te dirais où tu habites (mais l'inverse se vérifie aussi)


Même à l'ère d'Internet, la distance (ou plutôt ici la proximité) reste très importante pour déterminer avec qui nous échangeons. On échange encore, de manière prépondérante, avec les gens qui sont autour de nous et pas forcément, comme on pourrait le croire, avec ceux qui habitent à l'autre bout de la planète. C'est ce que montre cette étude très intéressante conduite aux Etats-Unis concernant les "relations d'amitié" que l'on peut avoir sur Facebook (traduisez simplement les "followers", bien que Facebook distingue désormais entre amis proches et simples connaissances)

Une équipe d'universitaires américains est parvenue, avec l'accord de l'entreprise Facebook, à construire un indice de connectivité (Social Connectedness Index) à partir d’une "photographie" de la plate-forme Facebook réalisée en avril 2016 (analyse des comptes actifs sur 30 jours). Les utilisateurs ont été rattachés à un comté en fonction de l'emplacement de leur profil Facebook, de leur activité sur le site et de leurs sources de connexion habituelles. En principe il est interdit d'utiliser les données personnelles des utilisateurs et encore plus d'avoir accès à leur localisation. Mais l'un des auteurs de l'étude, Michael Bailey qui travaille chez Facebook, a pu avoir accès aux données qui ont été par ailleurs anonymées et généralisées à l'échelle des comtés. Les chercheurs ont d'abord agrégé les liens entre "amis". Puis ils ont identifié le nombre d'utilisateurs individuels de Facebook vivant dans chaque comté en le rapportant à l'importance de leur population. Étant donné que les comtés qui ont plus d'utilisateurs ont invariablement des liens avec plus de lieux, cette carte ré-échelle l'indice pour tenir compte des différences de population entre chaque comté :


Cartographie de l'indice de connectivité sociale sur Facebook  (source : New York Times)
(cliquer sur la carte pour démarrer l'animation ou faire des arrêts sur image)


Cette carte a été publiée le 19 septembre 2018 dans un article du New York Times. Elle représente la probabilité que quelqu'un ait un lien social dans un rayon de 50 à 500 miles (environ 80 à 800 km). Les comtés où les liens sont très faibles apparaissent en couleur claire. Plus la couleur est foncée, plus il est probable que deux personnes soient connectées ensemble sur Facebook. Le plus surprenant (et en même temps logique) est de constater que les liens sur Facebook se tissent à l'échelle régionale et non à l'échelle nationale du territoire américain. Sur l'ensemble des comtés, 63% des "amis" vivent en moyenne à moins de 160 km de distance. Dans l'article du New York Times, les journalistes font remarquer que l'Américain moyen ne se trouve qu'à 30 km de sa mère. L'étudiant américain moyen s'inscrit à l'université à moins de 24 km de son domicile.

Ces réseaux de relations sociales respectent en partie les frontières des Etats. Mais quand on observe la carte plus en détail, on s'aperçoit qu'il existe de nombreuses exceptions. L'étude peut être conduite à plusieurs échelles. A l'échelle des comtés qui a servi à construire la base de données, on observe que chaque comté se caractérise par une empreinte sociale distincte. Les auteurs avancent trois facteurs d'explication :
    • les caractéristiques géographiques : limites physiques liés au relief ou aux fleuves, effet de frontière...
    • l'influence des schémas migratoires passés : par exemple les communautés afro-américaines du Vieux Sud qui ont migré vers les villes industrielles du nord comme Chicago ou Milwakee pour trouver du travail (la grande Migration) ou encore les populations attirées par le boom pétrolier en Californie (cas du comté de Kern ayant reçu des migrants de l'Oklahoma chassés par la crise économique des années 1930).
    • les particularités de l'économie locale : présence d'un base militaire, d'un centre de villégiature ou d'une industrie pétrolière. Les populations des comtés ayant des réseaux sociaux plus dispersés géographiquement sont plus riches, plus instruits et ont une espérance de vie plus longue. Les régions les plus touchées par la crise économique sont en général les plus déconnectées.

       Quand les liens sociaux sur Facebook respectent le découpage des Etats américains.
      L'exemple du Michigan
      (source : New York Times)
         


      Quand les liens sociaux sur Facebook rappellent l'histoire des migrations.
      L'exemple de Milwakee (source : New York Times)




      Quand les liens sociaux sur Facebook se tissent à plus longue distance.
      L'exemple de Washington D.C.
      (source : New York Times)


      Pour une analyse détaillée de ces cartes montrant le poids des héritages mais également les nouvelles dynamiques territoriales (par exemple les régions connectées à l'étranger pour mesurer leur degré d'ouverture internationale), vous pouvez vous reporter avec profit à l'article scientifique publié en 2017 par M. Bailey et al. (notamment les cartes figurant en annexe p 76 et suivantes).

      L'étude a été conduite aussi à l'échelle du territoire américain pour essayer de mettre en évidence d'autres formes de découpage. Pour cela, les auteurs ont ré-agrégé les comtés jusqu'à remonter au découpage actuel des Etats. A partir d'un regroupement en 4 régions fonctionnelles, l'opposition côte/intérieur commence à apparaître avec les Grandes Plaines au centre. A partir de 10 régions, le Texas commence à se rapprocher de sa forme actuelle. A partir de 20, la forme actuelle des Etats américains commence à se profiler. Mais les  aires métropolitaines au sein des Etats n'apparaissent vraiment qu'à partir d'un découpage en 435 régions fonctionnelles.


      Lorsque les données sont regroupées en 20 régions fonctionnelles, la forme actuelle des Etats américains commence à apparaître (source : New York Times)

      Lorsque les données sont regroupées en 435 régions fonctionnelles, les aires métropolitaines commencent à apparaître (source : New York Times)



      L'analyse quantitative des réseaux sociaux est en plein développement. Elle touche à la question de l'utilisation des big data qui intéresse de près les grands médias sociaux (Facebook, Youtube, Twitter, Instagram...) qui cherchent à connaître (et orienter ?) le comportement de leurs utilisateurs. Une telle étude n'est pas désintéressée de la part de Facebook qui représente encore en 2018 le premier réseau social dans le monde. Eu égard à l'importance de Facebook, avec 1,8 milliard d’utilisateurs actifs dans le monde et 229 millions d’utilisateurs aux États-Unis, ces données fournissent une mesure assez complète et représentative des relations à travers les réseaux sociaux à un niveau national.

      Cette étude est également utile pour comprendre les relations complexes entre individus et régions géographiques, qui peuvent être appréhendées de manière empirique. C'est une tentative assez pionnière de modélisation géographique des interrelations des utilisateurs sur les réseaux sociaux, même s'il demeure des biais inhérents à ce type d'approche. Les liens virtuels établis sur Facebook ne reflètent pas forcément toutes les personnes et les connaissances que l'on peut avoir dans le monde réel. Etablir un lien d'"amitié" sur Facebook exige l'accord des deux utilisateurs sans quoi le lien n'est pas validé. Les liens privilégiés sont souvent la famille, les amis, d'anciennes connaissances...voire des personnes que l'on n'a jamais rencontrées (cas plus rares). Le fait que Facebook ait ajouté une fonction qui permet de chercher les amis à proximité a tendance à privilégier l'espace proche. Inversement le fait que son modèle économique repose sur la publicité et la revente de fichiers clients auprès d'agences d'opinion (cf scandale Cambridge Analytica) incite Facebook a maximiser les interactions entre utilisateurs, même lointains. Son algorithme obscur qui propose "les personnes que vous connaissez peut-être" laisse penser que Facebook utilise des informations que vous n'avez jamais directement divulguées, mais qui ont été associées à votre compte de manière à compléter votre map de connections sociales. La masse de données collectées et analysées permet cependant de compenser ces biais : c'est la puissance mais aussi l'intérêt des data analytics de pouvoir être réutilisées à d'autres fins que commerciales.

      Au delà de l'étude des interactions sur les réseaux sociaux, cette cartographie très détaillée à l'échelle des comtés américains permet de conduire une étude géographique des territoires et de leur fonctionnement. Pour tester ces découpages et comprendre les logiques fonctionnelles des réseaux sociaux, vous pouvez consulter la carte interactive très détaillée mise à disposition sur le site du New York Times.

      Pour compléter ce billet, il est possible de lire cette autre analyse du découpage du territoire américain en fonction des types d'utilisation du sol ainsi que cet article et cette autre carte interactive du New York Times consacrés à la question de savoir dans quelle région il vaut mieux grandir aux Etats-Unis. Par ailleurs, le site Vividmaps.com donne accès à un grand nombre de cartes permettant de découper le territoire américain selon différents critères économiques, politiques, linguistiques, religieux. L'Atlas des opportunités constitue un projet original qui vise à cartographier le devenir des enfants parvenus à l'âge adulte en  fonction du revenu parental, de leur race et de leur sexe.

      Un autre analyse intéressante prenant appui sur la cartographie des comptes utilisateurs concerne les messages politiques publiés sur le réseau social Twitter.

      Si le sujet vous intéresse, vous pouvez lire l'article Quand Facebook révèle nos liens de proximité (billet n° 2) où nous décryptons l'image que Facebook et plus généralement les réseaux sociaux entendent promouvoir à travers la diffusion de cartes montrant la répartition de leurs utilisateurs dans le monde.

      Sources

      Lien ajouté le 30 janvier 2020

      Matt Shirley compte plus de 323 000 abonnés sur son compte Instagram, où il publie des tableaux et des graphiques humoristiques. Il a fait un sondage auprès de ses abonnés pour savoir quels états des États-Unis ils aimaient ou détestaient le plus (2 500 réponses). L'étude n'a pas été conduite sur une base scientifique, mais elle donne à réfléchir sur les effets de distance et de proximité.


      La carte, qui est devenue un mème sur Internet, a été déposée sur Map Porn où elle suscite de nombreux commentaires. Les 4/5e des répondants de Floride ont choisi la Floride comme l'État qu'ils détestaient le plus (à cause de la criminalité ?). Le New Jersey est l'état qui desteste le plus les autres états (une image stéréotypée souvent reprise et intériorisée par les habitants du New Jersey eux-mêmes ?). La Californie a le plus d'États qui la détestent, avec neuf états situés essentiellement sur la façade Pacifique et les Rocheurses (un effet de proximité ?). La Californie déteste le plus le Texas. L'état le moins préféré de la Caroline du Nord est la Caroline du Sud, mais la Caroline du Sud déteste plutôt l'Ohio (à cause de rivalités dans les équipes de football ?). Et si les plateformes de réseaux sociaux ne faisaient que renforcer les stéréotypes régionaux ?


      Lien ajouté le 22 juin 2020

      La plupart des migrations internes aux États-Unis s'effectue au sein des mêmes grandes régions comme le montre cette carte élaborée à partir de l'American Community Survey :
      https://storymaps.arcgis.com/stories/33d4ca0a837948feae27a0d5c73f2155?_lrsc=d6d309fb-9143-4ae0-a9b6-b5004c9bc7a4




      Lien ajouté le 12 août 2021
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