La carte, objet éminemment politique : la Société des Nations en 1927


Les Archives des Nations Unies à Genève possèdent une importante collection de cartes du monde qui portent principalement sur l'Entre-deux-guerres et la Deuxième Guerre mondiale. On y trouve des cartes de la SDN, des cartes des empires coloniaux, des cartes des grandes voies de communication terrestres et maritimes ainsi qu'un important matériel cartographique issu de différents pays.

Au sein de cette collection figure une très belle carte concernant La Société des Nations en 1927. La SDN, créée en 1919 en réponse au traumatisme de la Première Guerre mondiale, a été la première organisation internationale dédiée à la préservation de la paix. Sa charte engageait ses membres à la réduction des armements, à la sécurité collective et à un ensemble de procédures pour le règlement pacifique des différends à l'échelle internationale. Bien qu'elle se soit révélée incapable d'empêcher le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, la Société des Nations a joué un rôle important et précurseur en matière d'éducation à la paix. Cette carte participe de cet idéal pacifiste et irénique propre à l'entre-deux-guerres.

Carte de la Société des Nations en 1927 par Laura H. Martin
(crédit : Archives des Nations Unies, licence CC BY-NC-ND 3.0 IGO)


La carte de la SDN en 1927 a été réalisée à partir d'une projection homolosine de Goode qui coupe les océans mais permet de représenter les pays à parts égales. La projection venait d'être inventée en 1923 par John Paul Goode, professeur de géographie à l'université de Chicago, afin de fournir une alternative à la projection de Mercator jugée trop déformante. La carte a été imprimée par les Presses universitaires de Chicago, alors que les Etats-Unis ne faisaient pas partie de la SDN. Sa conceptrice, la cartographe Laura H. Martin (1884-1956), était notamment spécialisée dans les questions juridiques liées à la souveraineté en Antarctique, à une époque où l'Europe, les États-Unis et le Japon commençaient à convoiter ce continent. Elle était mariée au lieutenant-colonel Lawrence Martin (1880-1955), chef du Département de géographie et cartographie de la Bibliothèque du Congrès et président de l'Association américaine des géographes.

La carte de Laura H. Martin se présente comme une grande carte murale montrant l'importance de la Société des Nations en 1927. Bien que tout de rouge colorée pour montrer l'apparente unité des nations, on y distingue cinq catégories de pays en fonction du dégradé de couleurs et de la trame ajoutée discrètement par dessus : les nations membres de la SDN, les territoires sous mandat (anciennes colonies allemandes et anciennes provinces de l'empire ottoman), les nations non membres, celles non membres mais coopérant officieusement, ainsi que celles qui ont signé mais n'ont pas ratifié le traité fondant la SDN (notamment les Etats-Unis). La carte est complétée par trois tableaux statistiques qui occupent une place importante venant combler le vide laissé par les océans. Ces grands tableaux regroupent les états membres, les non membres et les territoires sous mandats, dans le but de comparer leur poids démographique respectif. Des cercles proportionnels permettent de comparer leur population directement sur la carte. Au bas, un graphique montre que, nonobstant l'absence de grands Etats comme les Etats-Unis ou la Russie, le poids démographique des nations membres de la SDN (55 pays en 1927, soit plus d'1,4 milliards d'habitants) l'emporte sur les nations non membres (340 millions d'habitants).



Détail intéressant : la grande carte murale de la SDN de 1927 (64 x 89 cm) a été précédée d'une carte en plus petit format La  Société des Nations en 1925. La carte est ainsi présentée dans l'International Journal of Ethics (vol. 35, n° 4, juillet 1925). : « une nouvelle carte en couleurs qui rendra bien des services à tous ceux qui s'intéressent à l'actualité… Cette carte est dessinée selon la projection homolosine ou à surface égale du Dr J. Paul Goode. Elle mesure 20 ½ pouces x 10 ½ pouces, elle est adaptée à une utilisation au bureau… Un format plus grand pour les conférences (8 x 4 pieds, à vendre à environ 3 $ l'exemplaire) est envisagé pour une publication ultérieure ».

Pour comprendre le pacifisme qui anime cette carte de la SDN, on peut la comparer à une autre carte du monde "rouge sang" montrant tous les pays touchés par la Grande Guerre en 1914. Simple ressemblance ou réminiscence cartographique entre les deux cartes ? Bien que différente par leur projection, les deux cartes restent centrées sur l'Europe qui reste la référence (cf siège de la SDN implanté à Genève).

The Blood-Red World. Map Showing Territory of the Earth Directly Affected by the Great War 
(crédit : Wikimedia, carte dans le domaine public)



La belle unité affichée par la carte de la Société des Nations en 1927 reste assez fictive quand on la compare à la réalité. La carte rassemeble des territoires aux statut très différents, notamment les possessions coloniales de l'Europe, ce qui augmente d'autant la superficie des membres de la SDN (58 pays à son apogée). Une particularité est cependant à souligner : certaines colonies de l'Empire britannique avaient un siège à la SDN. Dans sa thèse de doctorat en histoire internationale, Thomas Gidney a étudié l'adhésion de trois États coloniaux britanniques à la Société des Nations : l'Inde en 1919, l'Irlande en 1923 et l'Égypte en 1937. Il retrace ainsi l'évolution de la représentation coloniale depuis ses débuts lors de la création de la SDN juqu'au déclin de son autorité dans la seconde moitié des années 1930. Bien que l’admission des colonies dans les organisations internationales n’ait été pratiquée que par l’Empire britannique, l’inclusion des régimes coloniaux  dans les organisations internationales révèle de nouvelles pratiques de politique impériale visant à légitimer l’empire face à la résistance nationaliste croissante à la domination coloniale. 

La SDN a connu des changements fréquents dans sa composition avec des pays qui ont pu entrer, sortir ou rester complètement en dehors de l'organisation. Alors que le président Woodrow Wilson avait largement promu sa création, les États-Unis n'en ont jamais fait partie du fait que le Sénat refusa d'en ratifier le traité. L'Égypte fut le dernier pays membre en 1937. L'Union soviétique fut exclue de la SDN le 14 décembre 1939, cinq ans après son adhésion le 18 septembre 1934. Il faudra attendre la création de l'ONU en 1945 pour que les Nations Unies ne soit plus "un club limité à certains" (Moreau Defarges, 2004). La carte de reconstitution historique ci-dessous permet d'appréhender ces fragilités internes qui contrastent avec la belle unité affichée par le document source.

Carte du monde montrant les adhésions à la Société des Nations de 1920 à 1945 (source : Wikipédia)



Au sein des Archives des Nations Unies à Genève, on trouve d'autres cartes représentant la Société des Nations, mais celles-ci sont en général plus classiques avec des découpages coloniaux ou des drapeaux représentant chaque pays. On n'y retrouve pas le pacifisme et l'universalisme qui animent la carte de Laura H. Martin. Il faut aller chercher dans l'oeuvre cartographique d'Otto Neurath pour retrouver ce même type d'inspiration. Celui-ci représente la Société des Nations en 1930 sous la forme d'isotype montrant l'importance numérique de la SDN par rapport à la population mondiale. On peut admirer le minimalisme et en même temps le modernisme de  ce type de représentation schématique (1 pictogramme pour 100 millions d'êtres humains)

Der Völkerbund - Völkerbundstaaten übrige Staaten - Otto Neurath, 1930 (crédit : David Rumsey Map Collection)


La sobriété et la modernité des isotypes utilisés par Otto Neurath contrastent avec la carte surchargée de détails publiée par l'éditeur Philip en 1929 "sous les auspices de la SDN". Une carte jugée incohérente et sémiologiquement incorrecte déjà à l'époque comme le montre cette critique publiée dans la revue Geographische Zeitschrift.

Extrait de la carte du monde publiée "sous les auspices de la SDN" par George Philip & Son en 1929
(crédit : Archives des Nations Unies, licence CC BY-NC-ND 3.0 IGO)



En complément

Pour comparer avec d'autres cartes du monde issues des Archives des Nations Unies à Genève :
Accès à l'ensemble de la collection des cartes de la Société des Nations (15 000 cartes) sur le site des Archives des Nations Unies.

La collection de cartes numériques de la bibliothèque de l'American Geographical Society (Université du Wisconsin) contient plus de 19 000 cartes, allant des premières cartes de l'Asie aux cartes historiques du Wisconsin et de Milwaukee, ainsi que d'autres villes, États et parcs nationaux américains. 

« Le mensonge genevois d’Hitler » (Le Temps). Un document inédit trouvé en 2012 dans les archives de la Société des Nations révèle comment le chancelier allemand avait trompé le président de la Conférence du désarmement de Genève sur sa vraie intention: réarmer massivement l’Allemagne


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