Analyser les cartes et les données des élections législatives de juin 2022 en France

 

Ce billet fait suite à celui consacré aux élections présidentielles d'avril 2022. L'objectif poursuivi est le même : fournir une approche critique des cartes que l'on peut trouver dans les médias et en même temps permettre de s'initier à la cartographie électorale. Il s'agit de donner accès aux données et à la fabrique de l'information, mais aussi de comparer les choix cartographiques opérés par les médias (limités ici à la presse française). Nous complétons ce billet par une mise en perspective historique en abordant les cartes de résultats électoraux telles qu'elles ont commencé à apparaître et se diffuser au XIXe siècle : l'occasion de mesurer les évolutions de la cartographie électorale sur un temps long et de voir une certaine permanence des questions qui lui sont posées. 


1) Analyse les cartes et les données du 1er tour des législatives (12 juin 2022)

Les données officielles sont téléchargeables sur le site du Ministère de l'Intérieur ainsi que sur Data.gouv.fr. Les cartes et données des élections législatives depuis 1997 sont accessibles sur l'Observatoire des Votes en France. Le site Cartostat permet également de produire des cartes avec un outil interactif en en ligne. Si vous souhaitez élaborer vos propres cartes, le fond de carte des circonscriptions 2022 avec leur code électoral est disponible sur le site de l'Insee.

« Pour représenter des résultats électoraux, la carte géographique peut être trompeuse car ce ne sont pas des hectares qui votent mais bien des citoyens ». Libération a choisi de représenter les résultats sous forme de cartogrammes affichant les résultats de chaque circonscription par aplats ou par cercles proportionnels (rapportés à l'importance de la population).

 

 

Les Echos font le choix d'une cartographie choroplèthe plus classique donnant les candidats en tête par circonscription. Il s'agit de montrer comment les zones d'influences politiques se répartissent sur le territoire français (la géographie du vote en trois cartes). Il convient de rappeler que le fait pour un candidat d'arriver en première position au 1er tour n'est pas gage d'élection pour le second tour. A noter la tendance de plus en plus courante à représenter les territoires ultramarins sous forme de cercles uniformes. 


BFM-TV fournit des cartes interactives par partis politiques avec des seuillages différents, pas forcément très lisibles et compréhensibles dans leur mode de discrétisation (EnsembleNupesLRRN).



Le Monde fait le choix d'une cartographie électorale multi-échelle (métropole, outre-mer, Français de l'étranger) avec adaptation de la palette de couleurs pour les daltoniens et possibilité de zoom sur chaque circonscription. Le Monde et le Figaro proposent également une cartographie des candidats arrivés en 2nde position (avec des carrés en couleurs que l'on peut confondre avec des villes).

 

 



Le Figaro propose, comme Libération, de comparer les résultats électoraux par rapport au territoire et par rapport à la population. Le cartogramme conserve cependant le découpage administratif, y compris pour les territoires d'outre-mer avec des zooms sur les grandes métropoles (Paris, Lyon, Marseille). Ce qui donne trois échelles de visualisation différentes.




Le journal 20 Minutes opte pour une représentation avec zoom continu. Avec une légende détaillée qui donne à voir un éclatement politique plus important que ce qui apparaît au premier coup d'oeil sur la carte générale.

 



 


France-Info, comme 20 Minutes, reste dans le registre de la carte cliquable et informative. Avec cependant une palette de couleurs beaucoup plus tranchée.


Ouest-France compare les résultats des élections législatives de 2017 (1er tour) et 2022 (2e tour) avec des palettes de couleurs un peu étonnantes qui rendent la comparaison difficile à première vue. Le recul de la majorité présidentielle paraît toutefois assez net si l'on compare les circonscriptions en jaune/orange. L'effritement de la Macronie est plus visible sur la cartographie animée proposée par France-Info. Ouest-France propose également 3 cartes par famille politique des candidats qualifiés au second tour.


 


On retrouve à travers cet exemple un problème bien connu de la cartographie électorale, celui de la description, du regroupement et de la comparaison des partis et familles politiques qui reposent souvent sur des choix complexes, surtout lors de premiers tours d'élections législatives.
L'Humanité propose une palette de couleurs plus pastels. La classification reprend celle des dépôts de listes officiels et on note la présence de la NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale). La répartition des divers gauche suscite la polémique. La NUPES considère qu'elle réalise 6 101 968 voix (soit 26,8%), le Ministère de l’Intérieur lui en attribue 5 836 202 (soit 25,7%) du fait que les chiffres ne tiennent pas compte de certains résultats « divers gauche », notamment en outre-mer.





Le Parisien propose 5 cartes pour comprendre le premier tour à Paris. A comparer avec les cartes du vote à Paris pour les présidentielles de 2012, 2017 et 2022 (Libération). Voir aussi la carte des procurations par bureaux de vote dans la capitale réalisée par B. Coulmont.



Les graphiques semblent finalement plus adaptés que les cartes pour représenter les résultats par familles politiques, ainsi que l'abstention. « Comment l'union de la gauche a transformé les motifs des duels au second tour des législatives » (Le Monde). On compte pour le second tour des législatives 276 duels Nupes-LRM en 2022 contre 127 en 2017, 18 duels LRM-LR contre 234 en 2017 (Médiapart). Carte des duels du 2nd tour des élections législatives 2022 (France-Info).



Quant à la projection de la répartition des sièges au second tour des législatives, elle relève encore largement de la prospective au soir du 1er tour. Le graphique représentant le nombre de sièges potentiels dans l'hémicycle fait l'objet de caricatures (voir le dessin humoristique de L'Opinion). La Croix propose un graphique montrant le rapport de force droite-gauche depuis 1973.







2) Analyse des cartes et des données du 2nd tour des législatives (19 juin 2022)

Les résultats du 2nd tour des législatives 2022 débouchent sur une Assemblée nationale très différente de celle élue en 2017. La coalition présidentielle Ensemble arrive en tête mais n'obtient qu'une majorité très relative avec 245 députés (perte de plus de 100 élus par rapport à 2017). La gauche reprend des couleurs avec 147 sièges pour la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) - 84 insoumis, 29 socialistes, 21 écologistes, 13 communistes - auxquels s'ajoutent 8 élus divers gauche ou dissidents. Le Rassemblement national parvient à faire entrer 89 députés au Palais-Bourbon - du jamais vu sous la Ve République. Le RN devient ainsi le premier groupe d'opposition, devant La France insoumise. Il devance également Les Républicains qui, avec l'UDI et leurs alliés, n'obtiennent que 65 sièges. Avec 53,8 % des électeurs qui ne sont pas allés voter, l’abstention est encore une fois à un niveau élevé, qui ne dépasse cependant pas celui des législatives de 2017 où 57,36 % des électeurs ne s’étaient pas déplacés au second tour. Selon Ipsos, 71% des 18-24 ans ne sont pas allés voter au second tour des élections législatives 2022, contre 34% des plus de 70 ans. Dans la presse, on observe beaucoup de graphiques en forme d'hémicycles pour montrer la répartition des sièges, mais selon que le regroupement est effectué par forces ou par partis politiques, la vision n'est pas la même. Les exemples ci-après témoignent des variations de datavisualisation qui peuvent exister à partir d'un même jeu de données.

Libération propose une comparaison entre le 1er et le 2nd tour par rapport au territoire ou à la population (cercles proportionnels aux nombres d'inscrits). Voir également la représentation globale des résultats des 577 circonscriptions en "circo-grappes".

 

 




Le Figaro fournit également deux modes de représentation avec une carte en aplats et un cartogramme par figurés ponctuels. Les résultats par grandes familles politiques sont donnés sous la forme d'un hémicycle et d'un histogramme de répartition. Voir le détail des circonscriptions gagnées ou perdues par chaque parti politique.


Le Monde juxtapose la carte des résultats du 2nd tour avec le graphique de répartition des députés par familles politiques au sein de l'hémicycle. Le graphique est interactif, il donne le nom et les principales caractéristiques de chaque élu. Des filtres permettent de visualiser le détail de la répartition des députés (215 femmes pour 362 hommes, 150 moins de 40 ans contre 21 de plus de 70 ans, 275 sortants pour 302 entrants, 11 ministres, 255 élus locaux, 5 eurodéputés). Le nouvel hémicycle compte 37,3% de femmes, en recul par rapport à 2017 (39%). Voir l'évolution de la part des femmes à l'Assemblée depuis 1958 (AFP Graphics) Les cadres et professions intellectuelles continuent de dominer le nouveau Parlement (54,7% contre 21% dans la population active) avec très peu d'ouvriers (moins de 1% contre 19% dans la population active). Voir le visage socioprofessionnel des députés dressé par le Cevipof.



Le Monde (Les Décodeurs) propose une cartographie originale des circonscriptions qui ont basculé d’un camp à l’autre. Le cartogramme représente les 577 circonscriptions législatives françaises en fonction de l'évolution de la couleur du ou de la députée entre 2017 et 2022. Une flèche horizontale indique un basculement vers la droite ou la gauche vers une famille politique « proche » (gauche vers extrême-gauche, centre vers droite, etc.). Une flèche oblique indique un basculement avec une famille politique plus éloignée (gauche vers extrême droite, droite vers gauche, etc.). 

A découvrir également : le cartogramme en hexagones proposé par Le Monde (Les Décodeurs) qui rapporte les résultats à la population (comme Libération et Le Figaro). Résultat : la France apparaît moins brune (Extrême droite) et moins bleue (LR), plus violette (Nupes). Les zones très denses d'Île-de-France ou du Nord de l’hexagone sont également plus représentées.



Si on inclut l'abstention, la représentativité des députés élus au 2nd tour semble toute relative.


BFM-TV propose une comparaison de la répartition des députés par partis entre 2017 et 2022. Une série de gifs animés permet de visualiser le recul d'Emmanuel Macron et la progression de la gauche ainsi que celle du Rassemblement national
 


Ouest-France propose de comparer la composition de l'hémicycle à l'issue des élections législatives de 2022, 2017 et 2012 (avec des choix de couleurs eux-mêmes discutables). AFP Graphics propose pour les trois mêmes dates une représentation en cercles proportionnels. Pour une simulation des résultats par forces politiques et par partis en 2017, voir l'application proposée par EURACTIV France, en partenariat avec Europe Elects qui permet de superposer un double hémicycle.



France-Info donne aussi une répartition par sièges, mais avec une palette de couleurs qui a tendance à rapprocher le Centre macroniste de la droite LR.




Pour une visualisation plus précise, voir l'application fournie par @fil (visionscarto) qui permet de représenter la composition de l'hémicycle avec ses 12 travées et de faire des simulations à sa convenance. Cette application paramétrable devrait plaire aux amateurs de datavisualisations. L'occasion de découvrir aussi l'application Parliament Diagram qui permet de simuler différents types de parlements (avec ou sans hémicycles).


« Au lendemain d’élections dessinant une Assemblée nationale plus morcelée que jamais, à quoi ressemblerait l’hémicycle si ces législatives 2022 avaient eu lieu au scrutin proportionnel ? » (Les Echos). 


Le Parisien fournit « cinq cartes pour comprendre un second tour... inattendu ».


Pierre-Henri Bono propose une carte des configurations partisanes assortie d'un hémicycle permettant de coder plus finement la nuance politique des candidats.

Des députés de plus en plus mal élus ? « En raison de la forte abstention, des députés parfois élus par moins de 10 % des inscrits » (Le Monde). Ce graphique de l'AFP montre l'évolution du pourcentage d'inscrits ayant voté dès le premier tour pour le député élu dans leur circonscription. Celui-ci passe de 28,6% en 1988 à 15,1% en 2022. Peut-on encore parler de "représentants" ? 

Denis Vannier a cartographié les résultats du second tour des législatives 2022 pour 5 grandes agglomérations (Nantes, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Lille).

« Comment le cordon sanitaire a sauté : étudier la percée l’extrême-droite à l’assemblée nationale » (François Hublet, Le Grand Continent).

« Après les élections : géographies plurielles d’une France en déséquilibre » (Aurélien Delpirou & Frédéric Gilli, Métropolitiques). Les interprétations géographiques du vote, source de controverses, énoncent souvent de fausses vérités. S’appuyant sur plusieurs cartes extraites d’un atlas récent, les auteurs invitent à nuancer et réinterroger les supposées lignes de « fracture » entre villes et campagnes, métropoles et périurbain, centres et périphéries.


3) Retour sur la manière dont on cartographiait les élections législatives au XIXe siècle

Les premières cartes statistiques électorales apparaissent au XIXe siècle. L'une des plus anciennes est la Carte électorale de la France (1821) par Louis Vivien de Saint-Martin. Ces cartes en noir & blanc, représentent la France découpée en départements et arrondissements avec les noms des députés élus et les scores indiqués directement sur la carte  (voir par exemple la France électorale de 1839 par Frère de Montizon ou celle de Vello Cartographe divisée en arrondissements "ministériels" et "de l'opposition"). Déjà au XIXe, les choix pour découper les circonscriptions donnent lieu à débat, du fait notamment de l'augmentation de la population dans les villes (voir cette carte des circonscriptions de la Gironde en 1869 pour les élections au Corps législatif avec ses savoureux commentaires).

Progressivement la cartographie électorale met en place ses codes de représentation graphique avec des aplats de couleurs et une codification standardisée (voir par exemple cette carte très détaillée des législatives de mai 1898 par E. Griffault). Destinée à être vendues (entre 50 centimes et 1 franc cinquante de l'époque), ces cartes sont censées apporter une information exhaustive et être à la fois belles et lisibles. Les exemples ci-dessous témoignent de tentatives intéressantes d'un point de vue technique... et politique. La carte est au service d'un discours, a fortiori la carte électorale qui cherche souvent à montrer un rapport de force politique plus qu'une distribution des suffrages (Alain Garrigou, Invention et usages de la carte électoralePolitix, 1990).









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