La carte, objet éminemment politique : vers une lecture géopolitique de l'Eurovision


L'Eurovision de la chanson est un concours organisé depuis 1956 par l'Union européenne de radio-télévision. Retransmis à la télévision, la radio et sur Internet, ce concours peut être regardé comme un grand show de divertissement réunissant de nombreux pays européens (même au-delà de l'Europe). Les controverses politiques sont de plus en plus nombreuses du fait de son fonctionnement. Chaque pays est invité, par jury national et par télévote, à distribuer un nombre de points aux pays dont il a préféré les chansons. Ce système est de nature à favoriser la proximité géographique ou au contraire à traduire des inimitiés. Il peut donc être intéressant d'en proposer une grille de lecture géopolitique.

Pour commencer, voici une petite présentation des enjeux géopolitiques par Jules Grandin pour l'émission Le Cartographe (« Qui vote pour qui à l'Eurovision ? » TMC, 12 mai 2022).

« Qui vote pour qui à l’Eurovision ? On a pu constater qu’à l’Eurovision, il y en a qui se serrent
les coudes, quoi qu’il arrive » (@Qofficiel, 13mai 2022)
 

La dimension partisane de l'Eurovision est devenue encore plus flagrante depuis 2014 où les tensions géopolitiques entre la Russie et l'Ukraine ont des conséquences sur le déroulement du concours. En 2016, la victoire de la représentante ukrainienne Jamala suscite une importante controverse sur Internet pour sa chanson 1944, évoquant la déportation des tatars de Crimée par les autorités soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale. Certains qualifient cette victoire de trop « politique », accusant même la chanteuse de diffuser de la « propagande anti-russe ». Il y a notamment des appels au boycott de l'édition 2017 du concours et une pétition a été créée dans le but de recommencer le décompte des points. 

Lors du concours 2022, dans le contexte d'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'Ukraine l'emporte massivement par le télévote alors qu'elle n'est classée que 4e par le jury (voir le détail des votes par pays sur le site d'Eurovision ainsi que la carte par pays). Cette victoire est qualifiée par plusieurs médias de symbolique. Le journal Libération résume les résultats de cette 66e édition en ces termes : « Tout le monde s’attendait à ce que l’Ukraine gagne l’Eurovision, l’Ukraine devait gagner l’Eurovision, l’Ukraine a gagné l’Eurovision. » (Libération, Eurovision 2022 : victoire de l’Ukraine, amour total, vide sidéral, 15 mai 2022).

L'Eurovision, le concours de musique live le plus important et peut-être le plus excentrique au monde, est surtout connu pour ses performances exagérées et son potentiel de création de stars. Mais en tant que vitrine destinée à promouvoir l'unité européenne et les échanges culturels, il n'a jamais vraiment été séparé de la politique, bien que les règles du concours interdisent normalement aux candidats de faire des déclarations politiques lors de l'événement. En 2022, le groupe Kalush Orchestra of Ukraine a été nommé vainqueur, poussé au sommet par le vote du public. Le groupe a remporté la victoire avec une interprétation d'une chanson conçue comme un hymne en hommage à l'Ukraine en tant que patrie. Quelques heures après avoir remporté le concours de l'Eurovision, le groupe ukrainien a également mis en ligne un clip pour sa chanson lauréate nommée Stefania. Cette vidéo fait aussi écho à l'invasion russe en Ukraine.

Afin de montrer à quel point l'Eurovision est désormais basé sur les scores de popularité, Maarten Lambrechts à chercher à comparer lors du Concours 2019 ce que seraient les résultats si on utilisait les recherches effectuées sur le moteur de Google. Il montre, à partir des données Google Trends, que l'on peut prédire sensiblement les résultats réels à partir de l'activité de recherche sur Internet. Un tableau permet de comparer les recherches par pays avec le système de vote à 12 points et le classement par télévote.

D'un point de vue géopolitique, on peut s'interroger si le concours de L'Eurovision est encore aujourd'hui le marche pied sur le grand escalier de l’Union européenne. Pour Cyrille Bret et Florent Parmentier (« Géopolitique de l’Eurovision : un miroir déformant de l’identité européenne », Diploweb, 23 mai 2017), "le miroir déformant que l’Eurovision tend au continent européen fait apparaître tout à la fois ses forces, ses limites et ses contradictions... Ce qui se joue c’est évidemment la position relative des grands Etats de la construction européenne (à l’exception de la Pologne) et ses rapports avec les autres membres de l’Union européenne qui, issus d’élargissements plus récents, commencent à peser si ce n’est dans le concert des nations du moins dans le concert de l’Union. En somme, l’enjeu est ici moins le déclin des anciens membres de l’Union que la cohésion interne du continent et les résultats des politiques d’élargissement engagées durant les années 2000. En outre, l’Eurovision, parce qu’il propulse sur la scène européenne des artistes, des industries et des pays qui ne sont pas stricto sensu européens (Azerbaïdjan, Israël, etc.) et s’adresse à des publics non-européens (arabes et musulmans notamment) pose la question des rapports de voisinage de l’Union européenne". 

L'étude conduite par le journal El Orden Mundial (14 mai 2022) est intéressante sur le plan géopolitique. Elle propose une carte des blocs de l'Eurovision. Elle met en évidence sur un temps long (1975-2021) les liens politiques ainsi que les affinités culturelles. Les anciens pays du bloc de l'Est et la Yougoslavie ont donné à la Russie 60 % des points qui lui ont été attribués depuis sa première participation en 1994. L'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Biélorussie, l'Ukraine et l'Arménie ont voté pour la Russie plus que pour tout autre pays. Au sein de la carte des blocs de vote de l'Eurovision, il y a aussi des pays qui rompent avec la dynamique du groupe auquel ils appartiennent et qui optent pour des options alternatives. C'est le cas par exemple de la Suède qui vote généralement pour l'Irlande ou l'Allemagne qui diversifie considérablement son vote (malgré le fait qu'elle ait cessé de participer depuis 2013, la Turquie reste son vote principal). De la même manière, il y a des pays qui reçoivent beaucoup plus de votes d'un participant qu'ils n'en reçoivent en retour. Le cas le plus significatif est celui de l'Italie et du Portugal : depuis 1975, Rome a reçu 153 voix de plus qu'elle n'en a donné à Lisbonne. Ce déséquilibre est également présent dans les relations de la Russie avec l'Estonie, la Lettonie et la Biélorussie, ou entre l'Espagne et l'Allemagne - Madrid a donné 116 points de plus à Berlin qu'elle n'en a reçu d'elle - ou la Suisse - elle a reçu 103 points de plus. En voyant le Royaume-Uni en dernière place en 2021, les Britanniques eux-mêmes n'avaient déjà plus guère de doute sur le côté géopolitique de l’Eurovision.

Géopolitique et liens culturels : la carte des blocs de l'Eurovision à l'échelle européenne (source : © El Orden Mundial, 14 mai 2022)



Cette infographie met en évidence les liens culturels sur un temps long (1975-2021), mais ne permet pas de saisir les changements géopolitiques dans la période récente, notamment la solidarité entre pays de l’Est qui s'effrite de plus en plus (voir cette caricature de Charlie Hebdo). D'où l'importance de pouvoir accéder aux données. 


Accès aux données

Pour aller plus loin

  • Jean-François Gleyze, « L’impact du voisinage géographique des pays dans l’attribution des votes au Concours Eurovision de la Chanson », Cybergeo : European Journal of Geography, 2011.
  • Cyrille Bret, Florent Parmentier, « Géopolitique de l’Eurovision : un miroir déformant de l’identité européenne » (Diploweb, 23 mai 2017).        
  • « Geopolítica y lazos culturales : el mapa de los bloques de Eurovisión »  (El Orden Mundial, 14 mai 2022)
  • «  2022 Compasión, vecindad o geopolítica: así se vota en Eurovisión »  (RTVE, 14 mai 2022)
  • « Partisanship at Eurovision is becoming more blatant. Collusion between countries has increased tenfold in 40 years » (The Economist, 11 mai 2018)
  • Maarten Lambrechts, « The Eurosearch Song Contest 2019. What if Google searches were used to award points in the Eurovision Song Contest? And how close is this prediction based on search activity to the real Song Contest’s outcome ? » (Google Trends, 2019)
  • « Eurovision : petits votes entre pays amis  » (Le Parisien, 5 mai 2017). Voir l'infographie.
  • « L'influence de la géopolitique à l'Eurovision expliquée en cartes » (BFM-TV, 10 mai 2018).
  • « Eurovision : sous le kitsch, le strass et les paillettes, le poids de la géopolitique » (Le Monde, 15 mai 2022).
  • « Eurovision 2022 : petite géopolitique de l’Europe post guerre d’Ukraine » (Atlantico, 15 mai 2022).
  • « Aidez l'Ukraine !" : le message politique de Kalush Orchestra à l'Eurovision 2022 ne sera pas sanctionné » (BFM-TV, 10 mai 2022).
  • Eurovision 2022 : six pays accusés d'une tricherie d'une "ampleur inédite" (TF1).


Liens ajoutés le 14 mai 2023

Suite aux irrégularités constatées en 2022, le nouveau règlement met fin à la combinaison d'un jury et d'un télévote lors des demi-finales. Dorénavant, lors de celles-ci, seul le télévote détermine les résultats. Si le pays ne peut présenter de télévote « valide », un résultat agrégé sur la base de pays ayant des schémas de vote similaires est créé en remplacement. Le vote d'un jury continue cependant d'avoir lieu dans le cas où ni télévote ni résultat agrégé ne sont disponibles. De plus, un télévote « reste du monde » est introduit, permettant aux téléspectateurs de pays non-participants de voter avec le poids d'un pays participant. C’est le retour à un système de vote exclusivement par le public pour les demi-finales qui remonte à 2007. Le résultat de la finale continuera d’être calculé sur la base du vote des jurys nationaux combiné au vote du public.

Pays ayant participé au concours de l'Eurovision de la chanson 2023 (source : Wikipédia)


« Eurovision 2023, une grand-messe géopolitique en prime-time » (Libération). 
Le concours musical né en 1956, monstre de kitsch et de démesure, est aussi un levier de la construction européenne, utilisé par les pays candidats comme un outil de diplomatie et de soft power. Après la victoire de l’Ukraine l’an dernier, la finale de l’édition 2023 se tient ce samedi 13 mai à Liverpool. Le Concours Eurovision de la chanson est, de longue date, l’événement télévisé non-sportif le plus suivi dans le monde : près de 200 millions de téléspectateurs auront les yeux et les oreilles rivés sur leur écran de télévision ou d’ordinateur [...] Longtemps jugée ringarde et vieillotte, la compétition a rajeuni son public pour être aujourd’hui perçue comme un moment de plaisir, de communion inclusive et intergénérationnelle. Mais bien plus qu’un raout pailleté, costumé et parfois kitsch, l’Eurovision se fait toujours plus politique, au point de devenir un outil de diplomatie et de soft power. Célébrée comme un événement planétaire, la très large victoire de l’Ukraine l’an dernier, trois mois après l’invasion de son territoire par la Russie, a confirmé la perméabilité de la géopolitique dans le concours. Si les règlements de l’organisateur, l’Union européenne de radiodiffusion (UER), interdisent toute référence politique, les pays candidats ne se privent pas d’utiliser la compétition pour d’autres raisons que l’amour de la musique.