La carte, objet éminemment politique : quel sens accorder à la carte officielle du déconfinement ?


Le gouvernement français a fait connaître la carte destinée à mettre en oeuvre le déconfinement à partir du 11 mai 2020. La carte repose sur l'idée d'un déconfinement progressif et différencié selon les départements. Il s'agit d'une décision politique inédite qui s'inscrit dans le cadre d'une sortie de crise sanitaire compliquée à gérer. Ce mode de gestion introduit de fait une différenciation spatiale, voire une inégalité entre les territoires de la République qui ne sont plus soumis aux mêmes règles en matière de circulation et d'accès aux activités et aux services.

Cette carte, en apparence assez simple avec ses trois couleurs vert-orange-rouge, pose question sur le plan sémiologique. Elle interroge quant au choix des données et au sens général à lui accorder. Ni vraiment scientifique ni vraiment pédagogique, cette première carte du déconfinement s'est transformée en mème (information virale faisant l'objet de détournements) sur les réseaux sociaux où elle a été tournée en dérision. Le 7 mai, le gouvernement a publié une deuxième carte, ne conservant finalement que deux couleurs (vert et rouge) et suscitant toujours autant d'interrogations.




1) Une carte assez discutable sur le plan sémiologique

Les départements devaient initialement être classés en vert et en rouge, les départements "verts" appliquant un déconfinement classique et les départements "rouges" plus touchés étant soumis logiquement à un déconfinement plus strict. Mais l'évolution incertaine de l'épidémie de COVID-19, avec le risque d'une deuxième vague contagieuse, a rendu toute prévision difficile dans le temps et dans l'espace. La première carte divulguée au public le 30 avril comportait trois couleurs à l'image d'un feu tricolore, avec un nombre conséquent de départements en orange (environ un tiers) classés "incertains".

Juliette Morel, enseignante-chercheuse en cartographie et géomatique, a donné une lecture critique de cette première carte du déconfinement dans Libération (Covid-19 : des cartes très politiques, 5 mai 2020). Pour l'auteure, « le système de classement des départements utilisé par le gouvernement pour préparer le déconfinement n'a que l'apparence d'une démarche scientifique ». Dévoilée initialement sans titre et sans légende, la carte ne donne en effet aucune indication sur son mode d'élaboration.

L'ARS note que la carte a été construite sur le calcul d’un indicateur qui compare le nombre de cas de coronavirus par rapport au nombre total de passages aux urgences. Ces indicateurs chiffrés sont renseignés par chacun des centres hospitaliers partout en France (sans que l'on sache par ailleurs comment les données sont agrégées à l'échelle départementale et régionale). Or « une analyse rapide de ces données a conclu qu'un nombre de prélèvements récemment effectués par des services d’urgence lotois avaient conduit ces dernières semaines à surévaluer le pourcentage de passages aux urgences pour suspicion de coronavirus par rapport à la réalité. L’indicateur retenu au niveau national s’en est trouvé vraisemblablement faussé pour le département du Lot. »

Le Lot, qui est passé du rouge au vert, n'est pas le seul cas concerné. Les départements de l'Aisne (rouge à orange), du Calvados (orange à vert), du Cher (rouge au vert), de la Dordogne (orange au vert), de la Nièvre (rouge au vert), de l'Oise (vert à orange), du Tarn (orange au vert) ainsi que de la Haute-Corse (rouge au vert) ont également fait l'objet de modifications, en raison d'erreurs initiales ou de l'évolution de la situation. Ce qui a donné lieu à la publication d'une nouvelle carte le 3 mai. Notez que les départements d'outre-mer restent en vert, à l'exception de Mayotte qui connaît une recrudescence des cas de COVID-19 parallèlement à un épisode de dengue assez fort (passage au niveau 4 d'alerte).




Prévue pour être évolutive, cette carte ne permet pas de savoir quels choix seront arrêtés le 7 mai, date à laquelle le gouvernement est censé rendre sa décision concernant le déconfinement à mettre en oeuvre le 11 mai. La valeur informative de cette carte de déconfinement s'en trouve amoindrie, surtout pour les départements orange dits "incertains". D'aucuns n'ont pas hésité à comparer cette carte à celle des prévisions météorologiques, tant le risque est difficile à prévoir. D'autres ont cherché à représenter les changements sous forme de cartogramme pour essayer de mettre en évidence des évolutions. En outre, le codage des départements en vert, orange et rouge n’a pas été pensé pour les personnes avec daltonisme.



2) Derrière la carte, la question du choix des données

Initialement la carte devait prendre en compte 3 critères pour déterminer les départements en rouge :
  • le taux de cas nouveaux dans la population sur une période de sept jours. S'il est élevé, cela montre que la circulation du virus reste active ;
  • la tension sur les capacités hospitalières évaluée au niveau régional. Elle est fonction du taux d'utilisation des lits de réanimation et des soins intensifs ;
  • le système local de tests et de détection des cas contacts, qui suppose de procéder à des tests de dépistage suffisamment nombreux pour être significatifs.
Finalement le principal critère retenu - qui est de fait le plus facile à établir -  est la circulation du virus exprimé par le nombre de nouveaux cas enregistrés dans les hôpitaux. Ces chiffres d'hospitalisation sont mis à jour régulièrement sur le site Santé publique. D'autres données sont également téléchargeables sur Data.gouv.fr, notamment les niveaux d'excès de mortalité standardisé durant l'épidémie de COVID-19.

Comme le fait remarquer Juliette Morel (Libération, 5 mai 2020), « l’indicateur choisi pour exprimer la circulation du virus est apparemment trop réducteur, car trop sensible aux infimes fluctuations qui peuvent être enregistrées d’un jour à l’autre dans les départements les moins touchés et les moins peuplés. Des particularités liées au jour de l’enregistrement (il y a moins de passage aux urgences les dimanches)... C’est l’application visuelle d’une rhétorique politique, dont l’efficacité est renforcée par les connotations des deux couleurs choisies : vert = bien, sécurité ; rouge = mal, danger. Cela nous force à lire une séparation radicale entre les départements alors qu’il n’en est rien dans les données de départ. »

On peut par exemple s'interroger sur le taux de 10% de cas de COVID-19 pour les passages aux urgences : ce taux est-il véritablement significatif ? Il ne correspond à aucun seuil scientifique et a tendance à masquer la réel problème qui est le manque de lits disponibles en réanimation. Du point de vue sémiologique, il aurait été préférable de représenter ce taux par un dégradé de couleurs moins connotées que celle d'un feu tricolore (par exemple un dégradé du clair au foncé).


3) Différenciation spatiale et principe d'égalité territoriale

Le fait que cette carte soit établie à l'échelle départementale laisse de nombreuses questions en suspens. Quid du périmètre maximum de 100 kilomètres à ne pas dépasser, une restriction de la mobilité qui s'ajoute aux contraintes définies par département ? Peut-on passer d'un département à l'autre (notamment pour le retour de personnes parties se confiner dans un autre département) ? La France n'est-elle pas divisée de fait par une ligne de démarcation séparant les populations ? Quel sort réserver aux plages dont la fréquentation est interdite jusqu'au 2 juin, y compris pour des départements en vert notamment ceux d'outre-mer ? En Bretagne et plus généralement pour les collectivités territoriales situées sur le littoral, la pression monte pour demander un accès aux plages, à égalité avec les autres espaces récréatifs (parcs et forêts).


 Cartographie des implications territoriales du déconfinement (source : @LégendesCarto)



La carte du déconfinement a aussi un impact direct sur la reprise des établissements scolaires qui ne se trouvent pas traités sur le même plan. La couleur rouge ou verte détermine le rythme d’ouverture des écoles et collèges ainsi que l’accès aux parcs. Jamais une carte en trois couleurs n'aura eu un rôle aussi déterminant pour la vie politique, économique et sociale de tout un pays (voir la liste des lieux et événements interdits en fonction des couleurs données aux départements sur le site de France 3).



Rappelons que l'égalité territoriale est un principe républicain fondamental. S'agissant des libertés publiques et de la circulation des personnes - autre principe constitutionnel - elle ne peuvent être limitées que pour des raisons temporaires, justifiées par la gravité de la situation (en l'occurrence ici l'état d'urgence sanitaire). Pour comprendre cette différence de traitement entre départements, il faut s'intéresser aux principaux foyers de diffusion qu'a connus la France depuis le début de l'épidémie. Depuis mars 2020, les départements les plus touchés en nombre de morts en milieu hospitalier se sont situés majoritairement dans le Grand-Est et en Ile-de-France (voir les tableaux de bord de Santé publique France, du Covidoscope, d'ESRI-France ou du Monde-Les Décodeurs).

La plupart de ces tableaux de bord et de ces cartes de suivi de l'épidémie ont été construits à l'échelle départementale, produisant une vision quelque peu administrative du phénomène, alors que les cas de contagion sont enregistrés à l'échelle locale au niveau des établissements hospitaliers (en général les grandes villes) et que le phénomène de propagation de l'épidémie ne se limite pas à des limites départementales. Certaines analyses géographiques ont pu aussi contribuer en partie à surestimer cette maille départementale, à l'instar de l'analyse d'Hervé Le Bras qui entrevoit trois stades de l'épidémie au vu de la comparaison entre les départements, à partir de l'exemple du Haut-Rhin et des Bouches du Rhône (Le Monde, 30 avril 2020). Si le Sud et l'Ouest de la France sont moins touchés que le Nord et l'Est et si les départements ruraux restent pour l'instant relativement épargnés par rapport aux départements urbains, il convient d'éviter toute généralisation à l'échelle des départements. L'analyse cartographique gagnerait à être conduite à l'échelle plus fine des foyers d'infection ou "clusters", bien qu'il soit difficile de disposer de données précises à cette échelle.

Il y aurait par ailleurs une analyse critique à conduire sur le choix des indicateurs et les représentations qu'ils induisent. Pour une même échelle départementale, les cartes représentant le taux de nouveaux cas enregistrés diffèrent de celles représentant le taux d'hospitalisation en services de réanimation ou le taux de décès. Si on se réfère par exemple à la mortalité par départements, les chiffres publiés par l'INSEE témoignent d'une hausse globale de 27% de la mortalité par rapport à mars-avril 2019, avec cependant des différences notables entre les départements. Certains d'entre eux ont même pu connaître une mortalité inférieure en 2020, en raison des effets "bénéfiques" du déconfinement telle par exemple la baisse des accidents de la route ou le fait que la population moins mobile ait pu être préservée d'autres maladies infectieuses.


Différence entre le nombre total de décès du 1er mars au 20 avril 2020
et du 1er mars au 20 avril 2019
(source : INSEE)


Les décalages chronologiques observés dans la diffusion de la pandémie ont conduit à élaborer des cartes et graphiques animés. Ces productions intéressantes et originales permettent de mieux se représenter la temporalité du phénomène, mais contribuent parfois à véhiculer une vision "diffusionniste" de l'épidémie.





4) Une carte devenue virale sur les réseaux sociaux qui n'hésitent pas à la détourner

Les réactions se sont multipliées après la présentation de cette carte du déconfinement, en particulier sur les réseaux sociaux où la carte a donné lieu à de nombreux détournements. Mise en parallèle avec d'autres cartes, cette carte du déconfinement est l'occasion de rappeler la différence entre corrélation et causalité. Source d'humour ou clin d'oeil à l'actualité, elle est souvent tournée en dérision. En voici quelques exemples (non exhaustifs) qui témoignent de tentatives de détournement à visée politique et/ou humoristique.













5) Une carte de déconfinement finalement en vert et rouge (7 mai 2020)


La nouvelle carte qui a été dévoilée le 7 mai par le ministre des Solidarités et de la Santé Olivier Véran ne comporte plus que deux couleurs. Quatre régions (Ile-de-France, Hauts-de-France, Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté) ainsi que le département de Mayotte ont été classés en rouge. En Ile-de-France, les mesures de déconfinement sont plus sévères, tandis qu’à Mayotte le déconfinement a été repoussé au-delà du 11 mai, compte tenu d’une circulation du virus plus active dans ces territoires. Toutes les autres régions et les autres départements ultramarins sont verts et bénéficient d’un déconfinement plus large (voir la liste des déplacements faisant l'objet d'une déclaration écrite). La réouverture des plages est possible au cas par cas, sur autorisation du préfet.





Cette carte n'échappe pas aux effets de seuils, qui peuvent conduire deux départements à la situation comparable à être classés différemment. Les différences de déconfinement entre départements verts et rouges sont également à relativiser, car ils sont régis par des "grandes règles communes" et les mesures barrières y restent importantes. Il n'est pas prévu de postes-frontières entre les départements de couleurs différentes. Mais des contrôles de police sont toujours possibles afin de vérifier que la population reste dans un rayon de 100 km autour de son domicile. Dans les villes, une attestation de son employeur est nécessaire pour circuler aux heures de pointe dans les transports en commun (par ailleurs soumis au port du masque obligatoire). En région parisienne, la RATP a décidé de fermer 60 stations lors de la première phase de déconfinement afin d’éviter les afflux d’usagers.

Pour Jacques Lévy (interview pour France Culture, 8 mai 2020), "la carte mise en place est celle qui existait déjà avant le confinement car celui-ci a eu pour effet de congeler l’épidémie, mais dans des proportions qui étaient déjà celles de la mi-mars... On aurait sans doute eu une carte très différente si il n’y avait pas eu de confinement. Elle serait beaucoup plus homogène... Le confinement a inventé des échelles qui sont totalement nouvelles. Après l’échelle du logement, il y a eu celle du kilomètre. Désormais, nous passons à l’échelle des 100 kilomètres qui permet d’inclure l’urbain et le périurbain, mais pas les déplacements inter-régionaux. Donc, on innove avec les nouvelles échelles. C’est cela la grande originalité de la période qu’on vit".



Quelles sont les communes potentiellement touchées par la règle des plus de 100 km ?
(source : Gaëtan Lavenu, ArcOrama)



En outre, deux autres cartes ont été montrées par Olivier Véran et Edouard Philippe : il s'agit de la carte de la tension hospitalière sur les capacités en réanimation au 7 mai et la carte du taux de couverture des besoins en tests estimés au 11 mai. Comme rappelé plus haut, la carte de déconfinement est censée prendre en compte également ces deux autres critères essentiels. La carte de couverture des besoins en tests, entièrement verte, semble garantir un taux partout suffisant (> 100%), sans que l'on sache quels seront exactement les besoins dans les semaines qui viennent. Dans les deux cas, le choix des seuils semble arbitraire et ne correspondre qu'à des besoins estimés. Ils ne reflètent pas véritablement la disponibilité en termes de nombre de tests et de lits de réanimation (il faudrait pour cela disposer de scénarios prédictifs sur l'évolution de l'épidémie).

Outre qu'elle crée des échelles de mobilité spécifiques et renvoie à des modes d'habiter différenciés selon les territoires, la carte du déconfinement pose la question des échelles de gestion de la crise sanitaire. On observe en effet que l'ensemble des échelons administratifs (régions, départements, communes) sont mobilisés pour l'application de décisions politiques prises par le gouvernement. Ce qui a pu faire dire à certains observateurs que l'Etat conservait son rôle centralisateur au niveau des décisions et se déchargeait sur les collectivités territoriales pour la mise en oeuvre de mesures complexes à gérer. Cette décentralisation dans l'application du déconfinement est souvent mal perçue par les élus à l'échelle régionale et locale, en particulier pour les maires sur lesquels repose la responsabilité de la réouverture des écoles.

Au total, 27,2 millions de personnes (soit 40% de la population française) sont classées en zone rouge. Le Monde en a donné une représentation sous forme de carte par anamorphose.







 





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