Les relations de la Russie et de l'Europe ont toujours été complexes et ambiguës. La guerre en Ukraine a conduit récemment à une dégradation de ces relations. Deux cartes diffusées sur Internet et sur les réseaux sociaux viennent en témoigner. Au delà de leur caractère satirique, elles renvoient à deux visions antagonistes.
La première carte, publiée dans le cadre du Forum des Nations libres de Russie réuni à Prague en juillet 2022, montre une « Communauté libre de Russie » composée de 34 entités. Le
Free Russia Forum a été fondé par l'ancien champion du monde d'échecs et militant politique Garry Kasparov et Ivan Tyutrin, ancien directeur exécutif de Solidarnost, un mouvement politique (libéral, anti-Poutine) fondé en 2008. Le Forum a adopté une déclaration sur la « décolonisation de la Russie » prônant une « reconstruction radicale et une transformation structurelle » du pays ainsi qu'une « transition d'un État impérial autoritaire à un accord volontaire de pays libres, indépendants et démocratiques ». La carte, relayée sur le site
Euromaidan et sur le réseau de messagerie
Telegram, a été reçue comme une véritable provocation par le Kremlin.
Titre : « Décolonisation de la Russie et recommandation. Il est temps pour les peuples et les régions autochtones de retourner à leur indépendance et à leur souveraineté
» (source :
Euromaidan)
Cette carte renvoie à une vision politique : celle d'un empire colonial à détruire et à démembrer au profit de nations indépendantes. On en trouve un écho par exemple dans un article d'Atlantic (
Decolonize Russia) qui se conclut ainsi : « La Russie a lancé la plus grande guerre que le monde ait connue depuis des décennies, le tout au service de l'empire. Pour éviter le risque de nouvelles guerres et d'autres effusions de sang, le Kremlin doit perdre l'empire qu'il conserve encore. Le projet de décolonisation russe doit enfin être achevé. »
Comme le montre Kevork Oskanian, aborder les tendances néo-impériales de la Russie est tout sauf simple (
The fraught complexities of decolonising Russia) : « cette perception de la Russie comme un empire conquérant a une histoire mouvementée en Occident au gré des relations avec Moscou, qui ont connu des hauts et des bas depuis la fin de la Guerre froide. En fait, la Fédération de Russie était rarement qualifiée d'empire avant l'invasion de la Géorgie en 2008 [...] Les plans visant à démembrer la Fédération de Russie elle-même sont farfelus et dangereux, notamment pour les nations et les peuples qui l'habitent et qui l'entourent [...] Il est donc important de voir le problème de la "décolonisation" de la Russie non pas en termes d'entité territoriale, mais en tant que rapport à un pouvoir vertical, autoritaire et hiérarchique ».
La deuxième carte, diffusée par @Ordinaryszarizm sur
Twitter et
Russia Telegram, est une réponse à la précédente. Elle montre une Europe fragmentée en micro-territoires correspondant à la division de l'Occident avant la construction des états-nations : une vision très slavophile d'un Occident morcelé où seule la Russie et la Serbie ont un grand territoire (la Russie ayant annexé l'Ukraine, la Finlande, la Biélorussie et les pays baltes). Cette deuxième carte traduit tout un imaginaire impérial russe. La recréation de la Yougoslavie avec l'Albanie ainsi que la renaissance de l'Union soviétique sont le message explicite de cette carte.
Titre : « Décolonisation de l'Europe. Carte des nations libres dans une post Europe. Il est temps pour les peuples et nations autochtones de recouvrer leur souveraineté » (source :
Russia Telegram)
Cette carte, pour le moins anachronique, mélange des références au Moyen-Age, à la Seconde mondiale et à l'époque récente. Elle montre des Etats européens démembrés : le Royaume-Uni et l'Espagne éclatés en plusieurs royaumes dont les noms évoquent le Moyen-Age, la France divisée en plusieurs républiques fédératives, l'Allemagne morcelée en principautés comme au temps du Saint Empire romain germanique (mais avec le couloir de Danzig et la RDA), "l'Etat islamique de Rome et Naples" sans parler des "émirats de Paris" ou "de Londres" (sic) !
Même si elles sont très différentes, les deux cartes ont en commun de montrer des pays morcelés et opposés les uns aux autres. On est très loin de la fraternité des peuples entre eux comme en témoigne un article de Mediapart (
L'amitié entre les peuples, un mythe en miettes) : « Alors que la guerre se fige à l’est de l’Ukraine, plusieurs voix dénoncent avec fracas un énième épisode colonial russe, ultime avatar de l’impérialisme tsariste puis soviétique, visant à placer Kyiv sous la domination définitive de Moscou. Ces intellectuels en appellent à un regard "décolonial" sur la Russie, passant en premier lieu par la culture. Le débat n’est pas circonscrit à l’Ukraine. Dans le Caucase comme en Asie centrale, la perspective décoloniale fait son chemin, même si elle bute souvent sur des élites politiques frileuses à engager un travail mémoriel susceptible de remettre en cause leur propre pouvoir. »
Pour compléter
Guerre en Ukraine : Poutine accuse l'Occident de vouloir faire de la Russie une "colonie" (
L'Express).
Jean-Paul Bord (2003). Cartographie, géographie et propagande. De quelques cas dans l'Europe de l'après-guerre. Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2003/4, n°80, p. 15-24 (consultable sur
Cairn).
Sabine Dullin (2022). Un impérialisme révélé dans la guerre. La Russie à nu (
Cogito).
Botakoz Kassymbekova, Aminat Chokobaeva (2023). Expropriation, assimilation, elimination : Understanding Soviet Settler Colonialism (
South South Movement).
Cartes de propagande (
Persuasive maps).
Carte satirique de l'Europe à la fin de la guerre de Crimée (
Wikimedia). L'ours russe, enchaîné par le traité de Paris (1856) s'est blessé la patte en Crimée.
Lien ajouté le 24 novembre 2022