A l’heure d’Internet et des réseaux sociaux, la carte est devenue un
puissant outil de communication et fournit en même temps un outil de
réflexion et d’analyse pour essayer d’appréhender les mouvements de
contestation. En tant qu’outil de pouvoir et de contre-pouvoir (Good
& Bailly, 1995 ; Harley, 2002 ; Wood, 2010), les cartes s’inscrivent
dans des rapports sociaux de domination et de contestation. Les travaux
de Brian Harley et de Denis Wood ont montré qu'il convenait de se
défaire du réalisme apparent de la carte, de prendre conscience des
formes de pouvoir et de domination qu'elle pouvait exercer. Comme l’a montré William Bunge, à travers une cartographie détaillée des enfants noirs victimes d’accidents à cause du white flight des navetteurs dans la région de Détroit (Bunge, 1971), les cartes peuvent devenir, dans certains cas, des instruments de revendication et de protestation. Elles font désormais partie du répertoire de l'activisme social lors des manifestations ou des révoltes (Drozdz, 2020). En cela, elles revêtent un caractère éminemment politique.
1) Des usages politiques des cartes de manifestations
De Paris à
Hong Kong, de Caracas à Beyrouth ou Santiago du Chili, les cartes de
manifestations jouent souvent un rôle central dans la naissance et la
propagation des mouvements sociaux, en raison du fait qu’elles sont
conçues dès le départ pour être diffusées et reproduites à la fois par
les médias et par les sites Internet. Ces cartes, souvent associées à
des textes, des images ou des slogans, participent d’une forme de
contre-pouvoir, voire de contre-culture (Genevois, 2020). Martine Drozdz fait le point dans un chapitre récent sur les rapports entre cartes et protestations :
Martine Drozdz, chargée de recherche au CNRS, travaille sur les mondes
urbains et leurs imaginaires, notamment sur les mobilisations de citoyens dans le
cadre de l'aménagement urbain à Londres et dans d'autres métropoles (voir ses publications sur le site du
LATTS). Dans le chapitre de synthèse qu'elle propose
Maps and Protest (à lire sur
HAL), elle montre à quel point les cartes sont devenues de puissants outils pour remettre en cause l'ordre spatial dominant et ses représentations. « Les médias et les sources policières constituent souvent des sources incomplètes sur les manifestations ou même minimisent leur taille. Par conséquent, il n'est pas rare que les militants eux-mêmes établissent des cartes de protestation en lien avec les chercheurs ». Elle distingue trois grands types de cartes qui peuvent parfois se combiner :
- les cartes de protestation (maps of protest) qui localisent les sites de rassemblements pour des marches ou des manifestations ;
- les cartes pour protester (maps for protest) qui remettent en question les représentations existantes ou rendent visibles les problèmes de gouvernance ;
- les cartes véritablement émancipatrices qui mettent en avant des utilisations alternatives de l'espace (emancipatory mapping practices).
L'objectif est non seulement d'indiquer les "lieux de la colère" (Appadurai, 2009), mais également d'utiliser le pouvoir des cartes pour propager des formes de contestation et d'opposition à l'autorité. Martine Drozdz fournit plusieurs exemples de mouvements de protestation qui se servent de la cartographie pour s'assurer une certaine visibilité. Elle cite le cas du collectif californien
Anti-Eviction Mapping Project (AEMP) qui référence les sites de résistance à la spéculation immobilière à San Francisco. Elle évoque aussi le cas de
JustMap, « une carte collaborative permanente des ressources, des campagnes et des projets de la communauté londonienne » contre la privatisation des logements sociaux, le déplacement forcé des résidents locaux et les coupes budgétaires dans les services publics à Londres. On peut y ajouter l'Atlas de justice environnementale (
The Environmental Justice Atlas) créé en 2012 par un collectif d'universitaires de l'Université autonome de Barcelone pour cartographier les conflits sociaux autour des questions environnementales.
Dans un ouvrage consacrée à définir les formes de contre-cartographie, Denis Wood aborde également la question des « protest maps » (Wood, 2010). Il établit une distinction intéressante entre la carte des manifestations « acceptable » pour les autorités (souvent publiée officiellement avant la manifestation) et la carte destinée à « faire pression », orientée davantage vers la révolte spontanée. L’un des éléments distinctifs de cette dernière, c’est le fait que « la colère est à la surface de la carte, elle se propage à partir d’elle » (Wood, 2010, p 116).
A partir de l'étude de la cartographie des Gilets jaunes, nous proposons une typologie qui reprend en partie les analyses de Martine Drozdz et de Denis Wood en les adaptant plus spécifiquement aux cartes de manifestations (Genevois, 2020). Cette typologie distingue trois types de cartes, qui peuvent parfois se recouper :
- les cartes comme outils d’information pour organiser les manifestations et servir de symbole de ralliement ;
- les cartes comme support d’affirmation d’un imaginaire et d’une culture politique ;
- les cartes comme outils de contre-pouvoir voire de résistance à l’oppression.
2) Exemples à travers des cartes de manifestations mettant en avant les "territoires de la colère"
L'exemple des manifestations à Hong Kong (2019-2020)
Qu'il s'agisse des images et des cartes produites par les manifestants
pour lancer des appels à l'ordre et sensibiliser à leur cause, ou bien
des cartes d'analyse élaborées par des médias ou des observateurs, les
manifestations à Hong Kong depuis 2019 ont donné lieu à une importante production
cartographique (lire notre
article).
On y retrouve les différentes fonctions de la carte de manifestations, depuis la localisation des lieux de rassemblements en différents points de la ville jusqu'à des usages plus politiques pour échapper à des opérations de police ou pour montrer les lieux de répression et de violences policières. Voir par exemple les différents usages du site
HKmap.live alimenté en direct à partir des téléphones
portables des manifestants.
Suivre les événements à Hong Kong (ou d'autres conflits) en utilisant
liveuamap.com
Hong
Kong est loin d'être la seule région du monde où les manifestations se
développent. Qu'il s'agisse de mouvements d'opposition politique, de
revendications sociales ou de manifestations concernant le dérèglement
climatique, l’
ACLED (
Armed Conflict Location & Event Data)
qui collecte et analyse les conflits dans le monde, note un développement des mobilisations dans de nombreuses régions. Le
GDLET project a réalisé une carte animée qui permet de résumer plus de 30 ans de protestations dans le monde (1979-2015).
L'exemple des manifestations anti-racistes aux Etats-Unis (mai-juin 2020)
La mort de George Floyd le 25 mai 2020 (Noir américain, 46 ans, Minnesota) a déclenché une profonde colère concernant les meurtres liés à la police et au racisme systémique aux Etats-Unis. Des manifestations ont éclaté dans au moins 140 villes à cause du racisme et de la violence policière. Certaines des manifestations sont devenues violentes, provoquant l'envoi de la Garde nationale dans 21 états des Etats-Unis. Le New York Times a choisi de superposer sur une même carte les lieux de manifestation et les Etats ayant décidé de réprimer les désordres. Ce type de cartes a été largement diffusé sur les réseaux sociaux et repris également par la presse internationale (voir par exemple sa déclinaison sur
Aljazeera).
Cartographie des lieux de manifestation et des Etats ayant envoyé la Garde nationale
par le
New York Times (1er juin 2020)
D'autres cartes ont été proposées afin de montrer l'ampleur du mouvement à l'échelle des Etats-Unis mais également dans le reste du monde (principalement en Europe et en Australie). Une page spécifique sur
Wikipedia a été ouverte pour répertorier l'ensemble de ces lieux en crowdsourcing. La carte "George Floyd protests and riots" réalisée à partir de Google Maps a par exemple reçu plus de 2 millions de vues à la date du 9 juin 2020. Cette carte est directement reliée au site
Black Lives Matter qui coordonne les informations et relaie les initiatives. Elle ne donne pas d'informations détaillées sur la date ni sur la nature des manifestations. Elle se contente de géolocaliser les lieux sous forme d'icônes qui viennent s'accumuler comme sur une
carte à punaises.
Les applications de messagerie instantanée ont également proposé leurs services cartographiques pour relayer les informations en temps réel. Voici par exemple la cartographie proposée par Snapchat map qui représente les manifestations sous forme de heat map (cf lieux de manifestations assimilés à des "points chauds").
Pour montrer l'ampleur du mouvement, le New York Times a cartographié les villes américaines (plus de 2000) où ont eu lieu des manifestations entre le 26 mai et le 9 juin 2020 en indiquant la taille des villes et en y ajoutant 259 images (la carte devient en quelque sorte un mur de photographies).
De leur côté, les médias ont cherché à décrypter l'information et à saisir la réalité et l'importance des violences policères aux Etats-Unis.
Erik Yan en a donné une représentation 3D avec possibilité de sélectionner la période étudiée entre 2015 et 2020 : à découvrir sous forme de cartographie animée sur le site
.