La carte, objet éminemment politique : la "bataille des cartes" entre la Turquie et la Grèce


Les tensions entre la Turquie et la Grèce concernant la délimitation de leurs frontières dans la mer Égée ne datent pas d'aujourd'hui. Elles donnent à nouveau lieu à une "bataille des cartes" où chaque pays donne sa propre vision. Alors que la Turquie et la Grèce sont à couteaux tirés en Méditerranée orientale, des cartes indiquant les revendications des deux nations sont brandies comme arguments politiques et instruments de propagande. 

Une nouvelle carte dite du "Pacte national dans les mers" a été publiée le 17 juillet 2022 par Ahmet Yigit Yildirim (directeur général de la Fondation pour l’éducation et la culture Ülkü Ocakları) sur son compte Twitter. Elle témoigne des prétentions de la Turquie sur 12 îles de la mer Egée (y compris Rhodes et la Crète). La carte a été offerte en cadeau au chef du parti d'action nationaliste MHP Devlet Bahçeli lors de sa visite au siège d'Ülkü Ocakları (réputée comme une organisation ultranationaliste). Promise au rang de NFT dans le réseau blockchain par son directeur Ahmet Yigit Yildirim, cette carte est censée être envoyée à 1522 personnes qui donneront leur adresse en réponse au message posté sur Twitter. La carte est assortie du commentaire suivant  :  « La carte de défense, avec le drapeau rouge de la nation turque dans les mers, est née. Elle a été préparée sous une forme qui comprend 12 revendications territoriales, tout en montrant notre sécurité côtière, les intérêts légitimes de la nation turque et notre conscience historique de 1522 »  [allusion au siège de Rhodes par les armées ottomanes en 1522].

Carte dite du "Pacte national dans les mers" diffusée le 17 juillet 2022 (source : Twitter)


Titre de la carte : Notre mission en mer

Légende de la carte :
  • Territoire turc (en rouge)
  • Territoire grec (en vert)
  • Juridiction maritime turque (en bleu foncé) = "Blue Homeland"
  • Juridiction maritime grecque (en bleu clair)
  • Eaux internationales (en bleu plus clair)

Pour Selim Kuneralp qui donne une approche critique de cette carte dans un article au titre emblématique (Harita savaşları, "la guerre des cartes"), cette carte montre le territoire de la Turquie plus grand qu'il ne l'est en réalité. Ces revendications territoriales doivent cependant être prises au sérieux car les discours expansionnistes semblent avoir encore gagné en puissance avec la coalition depuis 2018 des mouvements de l'AKP, du MHP et des nationalistes. Et l'auteur d'ajouter : « les cartes Blue Homeland ont excité le public, le gouvernement a signé un accord de partage de la zone maritime avec l'un des gouvernements libyens sur la base de cette carte, mais cet accord n'a jamais été approuvé malgré le contexte difficile de ce pays et l'effet des pressions extérieures au fil des ans. La prospection de ressources naturelles, lancée en Méditerranée orientale conformément à la revendication de la doctrine de la "Patrie bleue", a été arrêtée en raison des réactions du monde extérieur et des sanctions de l'UE. Les cartes ne se limitent pas à la Méditerranée orientale. Les cartes du nord de la Syrie, révélatrices d'une approche expansionniste, sont fréquemment diffusées à la télévision [...] La dernière des cartes est apparue sous le nom de carte du "Pacte national dans les mers". En fait, ceux qui connaissent un peu l'histoire savent que le véritable Pacte national n'inclut pas les îles » [allusion au problème d'interprétation du Pacte national de 1920]. 

Ce renouveau du récit national turc se retrouve aujourd'hui jusque dans les manuels scolaires comme en témoigne cet article de Nicholas Danforth, qui montre dès 2016 que les nouvelles cartes de la Turquie ont tendance à reconstituer l'empire ottoman (en Grèce et en Irak). Concernant les étapes de la fabrication du territoire national de la République turque et les mises en récit officielles qui insistent sur le moment fondateur de la Guerre d’indépendance, on peut se reporter à l'article de Jean Pérouse La Turquie : une construction territoriale récente (Mappemonde, 2008).

De son côté, la Grèce n'a pas manqué de réagir. Le Premier ministre grec Mitsotakis, qui a effectué une visite officielle aux États-Unis en mai 2022, s'est plaint auprès du président Biden en montrant la carte de la "Patrie bleue" (Blue Homeland) de la Turquie. La Grèce fait valoir également que ses îles de la mer Égée pourraient générer leurs propres zones économiques exclusives (ZEE), ce qui lui permettrait de contrôler 200 milles marins tout autour : nostalgie d'une grande Grèce d'avant le traité de Sèvres ? (voir cette carte montrant le nombre d'années où les régions grecques ont été sous domination ottomane). La Turquie répond au contraire que les îles ne peuvent pas générer leurs propres ZEE et que la ZEE de la Grèce devrait partir du continent plutôt que de centaines d'îles étalées dans la mer Egée. Comme le met en avant cet article, la Turquie - qui a un littoral important - se verrait refuser tout droit sur les eaux à quelques kilomètres seulement du continent. C'est en tout cas l'argument avancé par le gouvernement turc qui refuse par ailleurs l'application de la loi des 12 milles marins dans la mer Égée et a menacé la Grèce de guerre dans le cas où elle essayerait de l'appliquer unilatéralement. 

"Si la Turquie n'affirmait pas sa revendication dans l'est de la Méditerranée, voici à quoi ressemblerait la ZEE de la Grèce. La Turquie considère cela comme illégitime. » (source : TRTWorld)

La doctrine Blue Homeland ("Patrie bleue") a été initialement proposée en 2006, elle a été adoptée comme politique officielle en 2013 par le gouvernement turc. Alors que la ZEE est régie par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 et permet donc aux navires de commerce de passer librement, le passage des navires de la marine militaire est très contesté et la Turquie ne se sent pas stratégiquement à l'aise ou disposée à sous-traiter l'autorisation pour ce qu'elle considère comme les caprices de l'État grec à qui il faudrait demander l'autorisation de naviguer. La doctrine de la Patrie bleue vise donc à garantir que la Turquie puisse défendre ses propres frontières sans compter sur d'autres États, ce qui revient à une approche strictement nationalo-centrée. Concernant la doctrine du Blue Homeland, développée par les amiraux de la marine turque et adoptée par le président Erdogan, on peut se reporter à l'étude de l'IFRI qui fait le point sur la question ("Mavi Vatan, the "Blue Homeland": the Origins, Influences and Limits of an Ambitious Doctrine for Turkey").

Depuis que d'énormes gisements de gaz ont été découverts au large de Chypre au début des années 2010, la concurrence et les rivalités régionales alimentent le bras de fer entre la Turquie et ses voisins (voir l'exemple de l'île de Kastellorizo prise entre les appétits grecs et turcs). Si on change d'échelle et que l'on s'intéresse à tous les États qui sont aux prises en Méditerranée orientale (Turquie, Grèce, Libye, Egypte, Israël, Syrie, Liban), on se rend compte que la zone est devenue un condensé de rivalités internationales, du fait notamment du chevauchement des ZEE revendiquées. Bien que la Turquie ne soit pas à proprement parler une puissance maritime, il se pourrait qu'elle veuille renouer avec son passé de thalassocratie comme elle pouvait l'être à l'époque ottomane. A moins qu'il s'agisse simplement d'une manière pour le président Erdogan de montrer ses muscles à des fins de politique intérieure ? Comme l'explique l'Atlas de la Méditerranée et du Moyen Orient (à télécharger sur le site du FMES), l'un des objectifs stratégiques de la Turquie aujourd'hui est de flatter le nationalisme turc en regagnant de l’influence dans certaines zones de l’ancien empire Ottoman (Balkans, Chypre, Libye, Tunisie, Algérie, Soudan, Syrie, Liban, Irak), en stigmatisant certains ennemis héréditaires (Grèce, Arménie) et en développant l’influence turque en Europe, en Afrique et en Afghanistan. Cette carte "what if" montrant la Grèce divisée en plusieurs territoires si elle avait le même statut que Chypre constitue un exemple intéressant des arrière-plans idéologiques qu'on peut trouver derrière ces cartes "imaginaires" (au sens d'images cartographiques développant tout un imaginaire politique). 

Lien ajouté le 5 octobre 2022

« Pourquoi Erdogan pourrait choisir la guerre avec la Grèce ». Une analyse proposée par Ryan Gingeras (spécialiste de l'histoire de la Turquie et du Moyen-Orient avant 1918). 

Lien ajouté le 21 octobre 2022

Tayfun, le premier missile balistique à courte portée produit par la Turquie, a été testé avec succès le 18 octobre 2022 dans la province de Rize au bord de la mer Noire. Capable de voler sur une distance d'au moins 500 kilomètres, il pourrait être perçu comme une menace directe pour la Grèce. ""La Grèce est dans notre zone de couverture", écrivent les médias turcs à propos du missile Tayfun (Greek City Times).

Lien ajouté le 29 novembre 2022

Lien ajouté le 29 mars 2023
Lien ajouté le 19 novembre 2024
Articles connexes

Exposition cartographique sur la naissance de l’état grec moderne

La carte, objet éminemment politique : la question kurde

Cartes et données sur les élections présidentielles en Turquie (mai 2023)

La carte, objet éminemment politique : la cartographie du Moyen-Orient entre représentation et manipulation

La carte, objet éminemment politique : l’Etat islamique, de la proclamation du « califat » à la fin de l’emprise territoriale

La carte, objet éminemment politique : Nétanyahou menace d'annexer un tiers de la Cisjordanie s'il est réélu

La carte, objet éminemment politique : la montée des tensions entre l'Iran et les Etats-Unis

La carte, objet éminemment politique : la Chine au coeur de la "guerre des cartes"



La carte, objet éminemment politique : la guerre en Ukraine