I) Au départ, une simple carte d'appel à l'action
La carte publiée sur le site No Kings est assez classique. Elle s'inscrit dans le répertoire d'actions utilisé aujourd'hui pour sensibiliser l'opinion publique et encourager à l'action. Il s'agit, pour les organisateurs, de répertorier les lieux prévus de manifestations plusieurs jours ou semaines avant qu'elles n'aient lieu. Elle a vocation au départ à informer pour trouver le lieu de rassemblement le plus proche de chez soi. Plus de 2500 rassemblements, réunions ou événements sont annoncés le 14 octobre dans 1700 villes des États-Unis. Même si cette « protest map » relève seulement d'un appel, elle a vocation à mobiliser un maximum de manifestants contre la politique autoritaire de Trump, y compris en Europe. L'accumulation de gros points sur la carte accrédite l'idée d'un mouvement d'ampleur.
La carte d'appel à l'action sur le site No Kings - 2500 lieux de manifestation prévus le 14 octobre 2025
La mobilisation « No Kings » du 18 octobre s'inscrit dans une certaine continuité puisqu'il s'agit d'une deuxième journée de manifestation. Les premiers rassemblements No Kings ont eu lieu le 14 juin en réponse à un défilé militaire que Trump avait prévu pour le 250e anniversaire de l'armée américaine et son 79e anniversaire. Selon les estimations, la première manifestation avait réuni entre 2 et 4,8 millions de personnes au cours de 2 150 actions à l'échelle nationale. Elle était déjà elle-même supérieure aux manifestations « Hands Off » du 5 avril, qui avaient également mobilisé un nombre important de personnes, entre 919 000 et 1,5 million de personnes.
Il convient de noter que, par rapport à la première carte qui comptait 2 000 points de rassemblement, la nouvelle carte en compte 500 de plus. Il s'agit de montrer que le mouvement de contestation prend de l'ampleur. Cette nouvelle vague de manifestations survient dans un contexte de frustration croissante et d'opposition généralisée à la répression militaire du président Trump contre les villes dirigées par les démocrates à travers l'Amérique. Autre point de différence : lors de la manifestation du 14 octobre, la décision d'organiser des événements No Kings dans toutes les villes sauf Washington D.C correspondait au choix délibéré de mettre l'accent sur le contraste par rapport aux cérémonies officielles (cf forme de contre-événement) et de ne pas donner à l'administration Trump l'occasion d'attiser le conflit et de le mettre en avant. Lors de la manifestation du 18 octobre, toutes les villes sont concernées y compris Washington D.C.
La carte interactive « No Kings » n'est pas particulièrement intéressante en soi, si ce n'est comme visualisation de l'ampleur géographique du sentiment anti-Trump aux États-Unis. Il s'agit en apparence d'une simple carte interactive indiquant les lieux des manifestations contre l'autoritarisme croissant de l'administration Trump. Pourtant si on l'observe de plus près, on s'aperçoit qu'elle donne lieu à quelques variations. Ainsi en Europe notamment pour Londres, Madrid, Porto ou Stockohlm, le slogan "No Kings" a été remplacé par "No Tyrants" ou "No Dictators", de manière à élargir la contestation à toute forme de pouvoir autoritaire voire dictatorial. Le trumpisme ne concerne pas que les États-Unis. La montée de l'autoritarisme et la restriction des libertés concernent beaucoup d'autres pays dans le monde. Ce qui ferait de l'Amérique un symbole d'un mouvement de contestation beaucoup plus large à l'échelle mondiale.
(en rouge les comtés favorables à Trump / en bleu ceux favorables à Harris / en violet plus mixtes)
II) Le message et sa diffusion sur les réseaux sociaux
A l'heure d'Internet et des réseaux sociaux, la carte entend faire passer un message. Elle n'est pas seulement destinée à informer sur les lieux de rassemblement les plus proches. Elle a vocation à être reprise et diffusée sur les réseaux sociaux. On la retrouve aux côtés d'autres images ou slogans destinés à renforcer le message.
La carte des rassemblements accompagnée du slogan "No Thrones, No Crowns, No Kings"
(« Pas de trônes. Pas de couronnes. Pas de rois ») - Source : @indivisible.org
III) Le traitement de l'information par les médias
Les médias ont également relayé la carte publiée par le site No Kings. Mais à la différence des réseaux sociaux, ils ne reprennent pas la carte telle quelle. Afin d'éviter de servir de relais de propagande et sans doute aussi par souci d'assurer un traitement de l'information, les médias proposent en général des versions reconstruites à partir des données fournies par le site officiel No Kings, qui reste malgré tout la source des données. Cela peut aller de la simple carte par points afin de conserver une certaine neutralité ou lisibilité de l'information jusqu'à un traitement plus poussé mettant en lumière les hauts-lieux de la contestation. Ce faisant, le but des organisateurs de voir largement circuler le message via les medias est en partie atteint.
Le journal The Guardian diffuse une carte par points uniformes en ajoutant quelques noms faisant ressortir les zones concentrant le plus de rassemblements. Le message se veut assez neutre, nonobstant le titre qui ne prend pas la précaution de mentionner qu'il s'agit seulement des lieux prévus pour les rassemblements.
La chaîne d'information CNN s'en tient à une carte également assez minimaliste indiquant le nombre de manifestations prévues par comté, ce qui a tendance à uniformiser l'information à l'échelle du territoire. Les cercles sont pourtant proportionnels au nombre d'événements (de 1 à 30). Mais ils sont de taille beaucoup plus petite que sur la carte du site officiel No Kings. Sous la carte est ajoutée une note : « L'ampleur et la portée de chaque événement prévu sont inconnues et le site web du groupe indique qu'il s'engage à mener une action non violente ». De fait, CNN semble avoir conscience du risque de répression et de la peur éventuelle que peut inspirer ce type de carte (d'où aussi la volonté de neutraliser le message et de lisser l'information).
« Des manifestants se rassemblent contre l'administration Trump lors d'événements No Kings à travers le pays » (source : CNN)
« Rassemblements, réunions et événements de mise en visibilité No Kings prévus le 8 octobre 2025 » (source : Axios)
On retrouve parmi les lieux de rassemblement les places symboliques de défense des droits civiques, notamment Grant Park à Chicago, ville surveillée par la Garde nationale et où la mobilisation est particulièrement forte. « Même dans les villes où les troupes sont déployées, des millions de personnes devraient manifester contre le président dans le cadre d'une 2e manifestation... Nous ne nous laisserons pas intimider » (The Guardian).
IV) De la carte-slogan à son interprétation par rapport à d'autres symboles
Les Républicains ont décrié les manifestations No Kings en tant que « rassemblements de haine contre l'Amérique », en les assimilant à des ennemis de l'intérieur, des partisans du mouvement antifa, voire des terroristes (voir le témoignage de Mark Bray, menacé de mort pour ses travaux sur l’antifascisme et qui a fui les États-Unis pour l'Europe). Les manifestants ont répliqué avec des panneaux « We love America » comme symbole de défense de la liberté et de la démocratie ou encore « l'Amérique appartient à son peuple et non aux rois ». À Austin (Texas), le gouverneur Greg Abbott a déployé la Garde nationale, la division des Texas Rangers, des policiers d'État et le Département de la sécurité publique du Texas avant le rassemblement, avec le soutien d'avions et d'autres moyens tactiques. Il a déclaré dans un communiqué que « la violence et la destruction ne seront jamais tolérées au Texas » et qu'il avait donné l'ordre à tous les agents des forces de l'ordre et à toutes déployé toutes les ressources nécessaires pour assurer la sécurité des habitants ». Cette décision a suscité de vives critiques de la part des Démocrates.
Face à l'administration Trump qui souhaite réprimer les manifestations, le mouvement No Kings entend montrer qu'il s'agit de la « plus grande manifestation pacifique de l'histoire américaine ». Des manifestants ont rempli Times Square à New York, où la police a déclaré n'avoir procédé à « aucune arrestation liée aux manifestations », alors même que plus de 100 000 personnes se sont rassemblées pacifiquement dans les cinq arrondissements. De l'avis général, les manifestations étaient essentiellement festives, avec souvent des personnages gonflables et des manifestants costumés. La foule, d'une population diversifiée, comprenait des parents poussant des enfants en poussette, des retraités et des personnes accompagnées d'animaux de compagnie. Des manifestations comme celles-ci rassemblent des groupes multigénérationnels et leur côté ludique peut contribuer à créer un élan et à renforcer une communauté. Elles reflètent le malaise croissant de nombreux Américains face à des événements tels que les poursuites pénales contre les ennemis politiques de Trump, sa répression militarisée de l'immigration et l'envoi de troupes de la Garde nationale dans les villes américaines - une mesure qui, selon le président américain, visait à lutter contre la criminalité et à protéger les agents de l'immigration.
Selon l'étude d'Erica Chenoweth, Soha Hammam, Jeremy Pressman et Christopher Wiley Shay qui ont analysé les données à partir du décompte des manifestants, les manifestations « No Kings » pourraient bien faire partie des plus grandes journées de protestation de l’histoire des États-Unis. Le nombre de participants et l’étendue géographique des manifestations sont des signes de l’opposition populaire persistante à la deuxième administration Trump. Leurs estimations suggèrent qu'entre 2 et 4,8 millions de personnes ont participé à plus de 2 150 actions à l'échelle nationale lors de la journée du 14 juin.
Avec 7 millions de personnes (estimations), la 2e journée de manifestation organisée le 18 octobre constitue une mobilisation encore plus importante. « Alors que l'attention des médias se concentre souvent sur les acteurs qui se plient aux exigences de Trump, dans la rue, le mouvement de protestation populaire continue de s'opposer à l'administration avec une persistance notable au fil du temps [...]. La mobilisation populaire par la protestation ne constitue ni l'intégralité de l'opposition à l'administration Trump, ni ne suffit à elle seule à imposer un changement. Pourtant, historiquement, le grand public, de concert avec d'autres acteurs sociétaux tels que les opposants politiques, les avocats, les syndicats et les tribunaux, continuera probablement à jouer un rôle crucial aux États-Unis et ailleurs dans la défense de l'État de droit et des normes démocratiques. »
Selon les politologues Erica Chenoweth (Université Harvard) et Maria Stephan (organisatrice en chef du projet Horizons), le taux important de participation représente un « seuil critique », celui qui peut conduire à l’expulsion d’un parti au pouvoir et de sa figure de proue. Elles ont étudié les mouvements de résistance civiques de 1900 à 2006 partout dans le monde pour en arriver à ce constat : la seule façon de contrecarrer ce genre de mobilisation citoyenne pacifique est finalement de s’assurer qu’elles deviennent violentes. La violence divisant par deux son pouvoir de changement.
Dana Fisher, professeure à l'Université de Washington DC et autrice de plusieurs livres sur l'activisme américain, estime que les marches du 18 octobre pourraient constituer l'une des plus grandes manifestations de l'histoire récente des États-Unis. Pour elle, ces manifestations « ne vont pas changer la politique de Trump, mais elles pourraient renforcer à tous les niveaux les élus qui s'opposent à Trump ». Un vent de résistance se lève, sera-t-il durable ?
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