Cartes et conspirationnisme. Quand les cartes de pieuvres déploient leurs nombreuses tentacules


Source : Puerta, E., Spivak, S. C., Correll, M. (2025). « The Many Tendrils of the Octopus Map ». CHI '25: Proceedings of the 2025 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems, n° 970, 1-20, https://doi.org/10.1145/3706598.3713583 (article en accès libre).


Dans cet article, des chercheurs américains explorent le fonctionnement des cartes de pieuvres comme arguments visuels à travers l'analyse d'exemples historiques et une étude participative sur la façon dont les données sous-jacentes et l'utilisation de métaphores visuelles peuvent contribuer à des interprétations négatives ou conspirationnistes. Ils montrent que certaines caractéristiques de données ou de styles visuels peuvent conduire à une pensée « de type pieuvre » dans les visualisations, même sans l'utilisation explicite d'un motif de pieuvre. Ils concluent en appelant à une analyse plus approfondie de la rhétorique visuelle de ces cartes, en soulignant le potentiel des datavisualisations à contribuer à une pensée néfaste ou conspirationniste.

En représentant une entité centrale aux multiples bras tentaculaires, ces cartes-pieuvre suggèrent un contrôle diffus, hostile et souvent dissimulé. L'un des premiers exemples connus de carte de pieuvre a été publié par Fred W. Rose en 1877 pendant la guerre russo-ottomane. La carte représente les pays européens par des figures humaines, tandis que la Russie est représentée par une pieuvre déployant ses tentacules sur les pays voisins. Ce type de cartes est à rattacher au courant de la cartographie persuasive qui s'intéresse au pouvoir rhétorique des cartes. L'une des fonctions de ces cartes sensationnalistes est de présenter l'ennemi comme une menace, ce qui peut être également réalisé à travers l'utilisation de lignes ou de flèches, de la couleur, de l'ombrage ou encore de la projection. On peut retrouver la métaphore visuelle de la pieuvre dans la visualisation des graphes ayant émergé au XIXe siècle avec les organigrammes, et au XXe siècle avec les sociogrammes. Ces sociogrammes ont établi de nombreuses conventions de conception dans les diagrammes de nœuds-liens modernes, telles que l'utilisation de la couleur et de la forme pour désigner les attributs des nœuds et des arêtes. 

Les métaphores aident à la compréhension d'un domaine en l'ancrant dans un autre, ce qui est particulièrement le cas avec l'utilisation d'images anthropomorphes et zoomorphes. L'utilisation de monstres ou d'autres animaux en cartographie a une longue histoire, par exemple pour désigner (ou peupler) des régions inconnues du monde sur les cartes européennes depuis au moins la Renaissance. Dans d'autres cas, l'entité elle-même est utilisée comme métonymie pour un pays dans son ensemble, avec des exemples bien connus comme l'Europa Regina du XVIe siècle (où le continent européen est représenté sous la forme d'une reine avec divers pays dessinant ses parties constitutives) ou encore Leo Belgicus (où les Pays-Bas sont représentés sous la forme d'un lion, avec des informations géographiques représentées à l'intérieur de son « corps »). Bien que de nombreux animaux aient été utilisés pour symboliser des empires, des pays, des religions et des entités sociales et politiques, la pieuvre est unique par son utilisation répandue et cohérente à travers les époques, les régions et les cultures. Elle a été utilisée pour susciter la peur, l’indignation, la sympathie, le dégoût et le nationalisme, généralement dans le cadre d’un appel à l’action.

Les cartes de pieuvres peuvent être réparties en différentes sous-catégories. Bien qu'il puisse exister des pieuvres bienveillantes, ces cartes présentent généralement le même argument visuel implicite : un organisme centralisé et néfaste utilise de multiples leviers de contrôle pour envahir ou affaiblir de larges pans d'une région ou d'un système. Il existe occasionnellement des variations ou des exceptions à cette forme générale, par exemple, en établissant un lien entre la pieuvre et la gorgone ou l'hydre, sémiotiquement similaires. L'étude participative qui a été conduite auprès de 256 participants avait pour objectif d'évaluer l'impact rhétorique des composantes visuelles et structurelles d'une carte-pieuvre d'un territoire fictif le Huskiland, à partir de 6 composantes :
  1. Centralité : Huskiland est une puissance militaire centrale dans la région.
  2. Tentacularité : Huskiland étend sa portée militaire.
  3. Portée : Huskiland est déjà présent dans de nombreux pays de la région.
  4. Intentionnalité : le placement des bases de Huskiland fait partie d'une stratégie militaire intentionnelle.
  5. Saisie : Huskiland utilise ces bases pour exercer un contrôle militaire ou politique sur ses voisins.
  6. Menace : Huskiland constitue une menace pour la paix et la stabilité de la région.
Les résultats suggèrent que la présence d'une pieuvre n'est pas nécessaire pour que les spectateurs supposent une intention négative ou tirent des conclusions de type pieuvre, même avec relativement peu d'incitation. Les auteurs constatent que même des cartes relativement exemptes d'éléments "persuasifs" ouvertement sensationnalistes pourraient néanmoins susciter des sentiments négatifs et de mauvaises intentions, d'ampleur similaire à celles plus directement inspirées par des affiches de propagande et des théories du complot. Les cartes en forme de pieuvre constituent un exemple extrême de structure rhétorique dans les graphiques : leur caractère conflictuel et conspirationniste est souvent évident, s'appuyant sur des tropes éculés et des sources existantes d'animosité ou de pensée conspirationniste. Pourtant, d'autres formes de conception de données ne sont pas exemptes de telles considérations. 

Les concepteurs de visualisations (notamment académiques) sont tentés de considérer (à tort) leur travail comme « le simple compte rendu ou la structuration de faits objectifs », la persuasion ou les appels rhétoriques étant considérés comme l'apanage exclusif d'acteurs malveillants ou manipulateurs. Les résultats suggèrent cependant que la cartographie et la visualisation ne peuvent être clairement distinguées entre cartes et graphiques sensationnalistes et « persuasifs » et graphiques plus « neutres » sans intention rhétorique manifeste. Les lecteurs, eux aussi, apportent leurs propres attentes et contextes aux cartes et aux graphiques, ce qui rend impossible une dichotomie claire entre visions neutres ou sensationnalistes des données. La bonne intention des concepteurs de visualisations ne suffit pas à éviter la culpabilité morale quant à la manière dont les visualisations peuvent être mal interprétées ou détournées à des fins conspirationnistes. Un exemple est l'utilisation rhétorique des visualisations de données sur la COVID-19, où des activités de littératie des données apparemment bien conduites, comme le questionnement des sources, l'évaluation du positionnement et la réalisation d'analyses alternatives, ont été utilisées pour étayer la pensée conspirationniste.

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