Des tâches roses de l'empire colonial français aux planisphères d'aujourd'hui en passant par les cartes de France, d'Europe ou d'autres continents, il y a toujours eu des cartes aux murs de l'école. Alors pourquoi une loi pour l'imposer ?
extrait de Images et colonies en France
Extrait d'un manuel récent de géographie (2016, classe de 3e)
dressée par Joseph Forest en 1911 (source : Gallica)
Revenons un peu sur les faits. Il est vrai que les Français ont longtemps ignoré la géographie et l'histoire des territoires ultramarins, comme le montre l'historien Alain Ruscio. Pour autant, il convient de tordre le cou à une légende solidement ancrée qui voudrait que la France soit restée complètement indifférente au sort de ces territoires. « En 1905, Étienne Clémentel nouvellement nommé ministre des Colonies, aurait observé une carte, émaillé des fameuses taches roses, en arrivant dans son bureau, se serait écrié : "Les colonies, je ne savais pas qu’il y en eût tant !". Les historiens les plus sérieux ont parfois repris cette citation. On la retrouve même dans des sites spécialisés de révision du bac… Mais le doute vient lorsqu’on constate qu’elle n’est jamais référencée. Ce seraient les volontés réformatrices de ce ministre qui lui auraient attiré l’hostilité du lobby colon, à l’origine de cette rumeur» (extrait de l'article d'Alain Ruscio sur le site Histoire coloniale et postcoloniale). De là à penser qu'on en serait encore à cette vision passéiste...
Du côté des programmes scolaires, il y a eu des changements notables que les députés qui ont soutenu cet amendement ne peuvent ignorer. Les territoires ultramarins sont étudiés de manière spécifique en classe de Troisième et de Première dans le cadre d'un enseignement d'histoire-géographie qui n'étudie plus la France en elle-même, mais ses différents territoires au sein de l'Europe et du monde. Depuis le début des années 2000, l’enseignement de l’histoire-géographie en contexte ultramarin a fait l’objet d’adaptations des programmes nationaux afin de répondre aux spécificités locales des départements et régions d’outre-mer (BOEN, 2000 et 2017). Il s’agit non seulement d’intégrer les territoires ultramarins à l’histoire de la nation française (Legris, 2010), mais également de s’appuyer sur des exemples locaux afin de donner plus de sens à l’enseignement de l’histoire et de la géographie pour les élèves. Des travaux de recherche sont en cours sur les conditions de mise en oeuvre et les effets de ces adaptations de programmes en contexte ultra-marin (cf le projet de recherche H-G Context au sein du laboratoire ICARE - Université de la Réunion).
Aujourd'hui il n'est pas rare de voir afficher des cartes et des images géographiques aux murs des salles de classe : une manière d'amener le monde dans la classe et de faire découvrir aux élèves d'autres pays et d'autres régions que la leur. Mais il ne s'agit pas obligatoirement de cartes de France. En général, les enseignants préfèrent des cartes du monde qui offrent un usage plus polyvalent. A l'heure de l'intégration européenne et de la mondialisation, que peut d'ailleurs signifier une carte exhibant les seuls territoires français ? Cette habitude d'orner les murs des classes de cartes de France remonte aux années 1870, à une époque où il s'agissait de reconquérir "la ligne bleue des Vosges" (Levasseur, Himly, 1871). Ce qu'Ernest Lavisse résumait ainsi dans son manuel d'histoire : "Tu dois aimer la France, parce que la Nature l'a faite belle, et parce que l'Histoire l'a faite grande".
S'il y a moins de cartes murales (et pas seulement de cartes de France en particulier), la raison en est bien différente. La plupart des cartes mobilisées en classe de géographie ne sont plus des cartes murales pour des raisons de coût. Ces cartes plastifiées coûtent très cher à l'achat (voir ce témoignage). Mais la raison principale est d'ordre pédagogique : les activités d'apprentissage cartographique ne passent plus (seulement) par le commentaire de carte magistral au tableau. Jean-Pierre Chevalier, qui a travaillé dans sa thèse (1992) sur les cartes dans l'enseignement de la géographie, note que les cartes murales sont encore très présentes dans les salles de classe, surtout à partir du cours moyen. Il est difficile de savoir ce qu'en font réellement les enseignants d'un point de vue pédagogique. Elles constituent une sorte de "curriculum caché" qui diffère peu des instructions officielles. Toute une nostalgie entoure ces cartes qui servent souvent de "décor cartographique" à la classe. A côté de la carte physique de la France, on aime afficher la belle carte des départements français avec la liste de leurs préfectures et sous-préfectures. Lucien Gachon (1946) montre que, pour un enfant, elle n'est qu'une abstraction : "Utile, nécessaire, indispensable même pour figurer et situer les grandes réalités géographiques dans leurs proportions relatives, la carte murale n'en demeure pas moins, pour l'écolier, une abstraction, ou plutôt, une image existant par elle-même (surtout s'il la voit toujours suspendue au même endroit) et qui finit par se graver dans sa mémoire visuelle, indépendamment de la réalité véritable." Voudrait-on encore aujourd'hui "graver les esprits" avec la carte d'une France étendue aux trois plus grands océans du monde ?
Déjà en 1938, le géographe André Choley s'interrogeait sur la place à accorder aux cartes murales et demandait à ce qu'on en limite l'usage : "En somme, ce que nous souhaitons, c'est la classe active, avec deux sortes de travaux cartographiques : des travaux individuels et des travaux collectifs ou de groupes". D'abord distribuées sous forme de polycopiés, puis photocopiées et maintenant numérisées, les cartes sont depuis longtemps manipulées, analysées, discutées directement par les élèves. Elles ne passent plus uniquement par le support papier. A côté des cartes issues de manuels ou d'atlas, les enseignants d'histoire-géographie tout comme les élèves ont recours de plus en plus à des cartes sur support numérique (cartes ou croquis sur ordinateur ou sur Internet, images de globes virtuels, cartogrammes et anamorphoses en 2 ou 3 dimensions...).
Mais ces usages scolaires de la carte, le Ministère comme l'Assemblée nationale n'en ont cure. Seule compte la finalité : l'amour de la patrie. C'est un usage politique de la carte, strictement républicain et pour le moins réducteur auquel les enseignants n'étaient plus accoutumés depuis longtemps ! Comme si regarder un drapeau et une carte suffisait à « faire aimer la France »... Il y a certainement mieux à faire pour développer l'éducation civique que d'admirer des emblèmes. Sans compter qu'en les ramenant à des icônes (rappelons qu'il s'agit d'afficher des cartes de France dans toutes les salles), il va être bien difficile d'enseigner ensuite un usage critique des cartes. Est-ce la façon dont les élus de la Nation envisagent les finalités civiques de l'histoire-géographie à travers un usage contemplatif des cartes de France ?
Références
Atlas et cartes murales de Vidal de la Blache, Musée National de l'Education, Rouen. En ligne.
Bulletin officiel de l'Education Nationale, Adaptation des programmes nationaux d'enseignement d'histoire et de géographie des cycles de consolidation (cycle 3) et des approfondissements (cycle 4) pour les départements et régions d'outre-mer. BOEN n°11 du 16 mars 2017. En ligne.
CHEVALIER, J.-P. (1992). Les cartes et l'enseignement de la géographie aux élèves de 5 à 11 ans depuis 1969, Université Paris 1. En ligne.
CHEVALIER, J-P. (2018). Cartographique, photographique, numérique, trois idéaux-types pour les manuels de géographie (1719-2017) », DIversités REcherches et Terrains. 10, 2018, En ligne
CHOLLEY, A. (1938). Les cartes et l'enseignement de la géographie. L'information géographique, volume 3, n°1, 1938. p. 23-27. En ligne.
FAGEOL, P.-É., GENEVOIS, S. (2021). Questionnement identitaire et reconnaissance de l’altérité en contexte multiculturel réunionnais : vers une citoyenneté plurielle ? In Leininger-Frézal, C., Souplet C. (dir). Citoyenneté, identité, altérité : quels enseignements ? quels apprentissages ? Isté Éditions. En ligne.
FAUCHERE, A., GALLAND, A. (1931). La France d'outre-mer illustrée, Paris, Blondel La Rougery.
FOREST, J. (1911). Domaine colonial de la France et ses productions. Tableau dressé par J. Forest, géographe officier de l'Instruction publique. En ligne.
GACHON L. (1946). Pédagogie de la géographie pour les petits et les grands. L'information géographique, volume 10, n°3, p. 111-113. En ligne.
GENEVOIS, S., FAGEOL, P-E. (2017). Etude sur les adaptations des programmes d'histoire-géographie à La Réunion - Rapport d'enquête réalisé auprès de 298 enseignants en juin 2017. En ligne.
GENEVOIS, S., FAGEOL, P-E. (2020), « L’enseignement de l’histoire-géographie à La Réunion. Entre adaptations des programmes et contextualisation des pratiques », in Genevois, S., Wallian, N. (dir.), Enseigner-apprendre en tous terrains. De la didactique contextuelle à la contextualisation du didactique., Editions des archives contemporaines. En ligne.
LEGRIS, P. (2010). « Les programmes d’histoire en France : la construction progressive d’une « citoyenneté plurielle » (1980-2010) », Histoire de l’éducation, 126 | 2010, En ligne.
LEVASSEUR, E., HIMLY, A. (1871). Rapport général sur l'enseignement de l'histoire et de la géographie adressé à M. le Ministre de l'Instruction publique et des cultes. Bulletin administratif de l'instruction publique. Tome 14, n°265, p. 307-348. En ligne.
LOISEAUX, O. (2017). La collection de cartes murales Vidal-Lablache, Bibliothèque Nationale de France, conférence du 17 novembre 2017. En ligne.
RUSCIO, A. (2018). L’incroyable ignorance des colonies de la part de l’opinion française. Blog Histoire coloniale et post coloniale. En ligne.
TRATJNEK, B. (2013). Dans ma salle de classe, quelle géographie ! Représenter l’espace de la classe. Les cafés géographiques. En ligne.
Pas encore eu le temps de le faire, mais il y aurait une histoire à raconter sur le passage de la carte planisphère "Vidal-Lablache" n°22--> n°22bis--> n°322 qui résume le roman national, ses permanences et ses évolutions. La 322 porte sur l'Union française et les DOM après 1945 https://t.co/sQKEidayOc pic.twitter.com/fm5h3gZDEI
— Sylvain Genevois (@mirbole01) April 14, 2021
Planisphère "Vidal-Lablache" de l'Union française. "Les leçons porteront sur les noms écrits en caractère MURAUX et non sur les caractères en FIN qui ne sont donnés qu'à titre de renseignements". Quand les objets de savoir en géographie étaient déterminés par la taille des noms ! pic.twitter.com/2Uq4TgxcwP
— Sylvain Genevois (@mirbole01) April 14, 2021
C'est Armand Colin qui a édité les cartes "Vidal-Lablache". Un nom + court pour des raisons éditoriales. Autre hypothèse : en éludant la particule nobiliaire, il s'agissait peut-être de rendre le nom plus républicain pour des cartes murales destinées à orner les salles de classe
— Sylvain Genevois (@mirbole01) October 13, 2021
Un aperçu de la géographie hexagonale enseignée à La Réunion dans les années 1920-30 https://t.co/rExS6brRCG https://t.co/kD6hpkSu7s pic.twitter.com/34ZlPFpy8z
— Sylvain Genevois (@mirbole01) December 4, 2021
Lien ajouté le 30 mai 2023
« "La Terre est le domaine de l’homme". Le développement de la géographie coloniale en France, 1860–1947 », par Pascal Clerc, de @UniversiteCergy https://t.co/5BSS2s8INe pic.twitter.com/IqCjEJtKiY
— Géoconfluences (@Geoconfluences) May 30, 2023