La carte, objet éminemment politique : Poutine exhibe une carte française du XVIIe siècle pour nier l'existence de l'Ukraine


Le Kremlin a publié le 23 mai 2023 une vidéo de propagande dans laquelle Poutine reçoit le président de la Cour constitutionnelle de Russie, Valery Zorkin. Ce dernier lui montre une carte datant du XVIIe siècle censée prouver que l’Ukraine n’existait pas à l'époque. Sauf que lorsqu'on zoome sur la carte, le nom d'« Ukraine ou pays des Cosaques » apparaît bien. Ce n'est pas la première fois qu'un chef d'État vient produire un narratif en instrumentalisant la carte. Au delà de la mise en scène, il s'agit pour le président de la Russie de justifier l'invasion de l'Ukraine. Ce billet vient identifier, analyser et décrypter cette carte française du XVIIe siècle que l'on peut consulter sur le site Gallica de la BNF.

Poutine et Zorkin devant une carte française du XVIIe siècle (crédit : kremlin.ru)

« Je voudrais profiter de cette occasion pour dire que nous avons trouvé une copie d'une carte du 17ème siècle à la Cour constitutionnelle. Elle a été réalisée par les Français sous le règne de Louis XIV et date du milieu ou du début de la seconde moitié du XVIIe siècle. Pourquoi l'ai-je apporté ? Monsieur le Président, il n'y a pas d'Ukraine sur cette carte... », explique Valery Zorkin.

« Ce n'est qu'après la Révolution d'Octobre que divers quasi-États sont apparus et que le gouvernement soviétique a créé l'Ukraine soviétique. C'est un fait bien connu. Avant cela, il n'y avait pas d'Ukraine dans l'histoire de l'humanité. », assure de son côté Vladimir Poutine. Pour le président de la Russie, l'Ukraine n’est qu’une création artificielle de Lénine. Après la révolution d'octobre, le gouvernement soviétique a créé l'Ukraine soviétique, avant cela il n'y avait pas d'Ukraine selon Poutine (voir la transcription complète de l'échange sur en.kremlin.ru).

Au premier abord, il peut paraître surprenant de ressortir une carte aussi ancienne. Le but est de justifier l'invasion actuelle de l'Ukraine en lui déniant toute existence antérieure. La preuve par la carte et par l'histoire, en quelque sorte. Largement commentée dans les médias et sur Internet, cette mise en scène politique a été tournée en dérision sur les réseaux sociaux.

Poutine suscite les moqueries en ne voyant pas marqué "Ukraine" sur une carte française du XVIIe siècle (BFM-TV)


Le journaliste Sébastien Gobert (@SebaGobert) s'est livré à un travail d'investigation pour identifier la carte en question. En observant plus en détail le document, on peut remarquer que la carte est signée du « Sieur Sanson, géographe ordinaire du Roy ». Ce qui peut renvoyer à Nicolas Sanson (1600-1667) ou à un de ses deux fils, Adrien (1639-1718) ou Guillaume (1633-1703), tous géographes et cartographes au service du Roi. Voir ce fil Twitter : 

Un recherche plus approfondie sur le site Gallica de la BNF permet de retrouver la source exacte. Il s'agit de la carte de Guillaume Sanson intitulée : « La Russie blanche ou Moscovie divisée suivant l'estendüe des royaumes, duchés, principautés, provinces et peuples qui sont présentement sous la domination du czar de la Russie, connû sous le nom de grand duc de Moscovie », éditée en 1690-1699 par Hubert Jaillot avec « privilège du Roy » et « présentée à Monseigneur Le Dauphin ».

« La Russie blanche ou Moscovie divisée suivant l'estendüe des royaumes, duchés, principautés... » (1690-99)
par Guillaume Sanson. Source : BNF-Gallica



Les cartes de la Moscovie par les Sanson père et fils sont nombreuses et ont fait l'objet de plusieurs éditions avec quelques modifications mineures. Elles évoquent « les royaumes, duchés, principautés, provinces et peuples présentement sous la domination du tsar de Russie », en référence au partage de ces territoires entre la Russie et la Pologne. Sur le site Gallica, on en trouve au moins cinq versions publiées entre 1674 et 1717, dont une très belle version en couleur de 1695 destinée au Duc de Bourgogne (dont seul le nom de l'éditeur H. Jaillot est reproduit). La version montrée à Poutine semble être celle de 1690-99, reconnaissable par ses motifs décoratifs légèrement différents au niveau du titre et de l'échelle :
Poutine ne sait pas forcément lire le français ou simplement n'a-t-il pas cherché à regarder vraiment la carte, qui semble servir ici plus de document prétexte que de source historique. Poutant si l'on remonte à la source, la mention de l'Ukraine apparaît distinctement. Quelle que soit la date d'édition, elle est mentionnée comme « Ukraine ou pays des Cosaques » (inscrite à l'époque dans les « Estats de la couronne de Pologne »). On trouve aussi la mention "Ocraina" au nord de la Crimée (alors intégrée dans la Moscovie). Le nom de la province "Ocraina" apparaît aussi dans le titre qui énumère la liste des duchés, provinces et peuples très nombreux et divers dans cette partie orientale de l'Europe. 




La carte du XVIIe siècle exhibée par Poutine prouve-t-elle que l’Ukraine n’existait pas ? (CheckNews, Libération).

Au XVIIe siècle, l'Ukraine ne forme pas encore un État avec des frontières établies. Elle est associée aux hetmans cosaques et forme une marche entre la Russie et la Pologne. Le Hetmanat cosaque est créé en 1648 par Bohdan Khmelnytsky, à la suite d'une révolte armée contre la République des Deux Nations. Durant sa brève existence (1648-1660), le hetmanat alterne entre suzeraineté russe et polonaise. En 1654, le hetmanat est admis au sein de l'Empire russe. En 1667, le traité d'Androussovo reconnaît à la Russie la suzeraineté de la partie de l'hetmanat située sur la rive gauche (orientale) du Dniepr, y compris Kiev. Les cosaques de l'Ukraine occidentale, eux, restent sous domination polonaise. L'Ukraine commence alors à constituer une nation (mais de fait divisée entre plusieurs possessions). C’est aussi à cette époque que la "Moscovie" change son nom en "Russie".

Pour Voltaire, « l'Ukraine a toujours aspiré à être libre, mais étant entourée de la Moscovie, des États du Grand-Seigneur et de la Pologne, il lui a fallu chercher un protecteur, et par conséquent un maître dans l'un de ces trois Etats. Elle se mit d'abord sous la protection de la Pologne, qui la traita trop en sujette ; elle se donna depuis au Moscovite, qui la gouverna en esclave autant qu'il le put » (extrait de l'Histoire de Charles XII, roi de Suède, 1731). Le texte de Voltaire montre que, déjà au XVIIe, l'Ukraine est ballotée entre l'Orient et l'Occident. Voltaire voit les Cosaques comme un peuple libre et farouche, un peu sauvage même (Quand Voltaire parlait des indomptables Ukrainiens). L'épisode de Mazepa, dont il fait un récit épique, symbolise la révolte de l'Ukraine contre le tsar de Russie. On peut cependant noter que, dans son Histoire de Charles XII, Voltaire écrit toujours "Ukraine" et "Moscovie", et non encore "Russie". Le terme d'Ukraine est lui-même associé davantage à un peuple qu'à un pays. Ce qui montre que l'idée d'Etat-nation est encore en développement à l'époque, rendant un peu vaine toute lecture récursive de l'histoire et de la carte à partir de nos catégories actuelles.


Pour compléter



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