La carte, objet éminemment politique : la montée des tensions entre l'Iran et les Etats-Unis


Comme le rappelle Mark Monmonier dans son ouvrage Comment faire mentir les cartes, "un bon propagandiste sait comment modeler l'opinion publique en manipulant les cartes", notamment en augmentant les menaces qui peuvent peser sur un Etat. C'est le cas avec cette carte de propagande politique abondamment reproduite sur Internet, montrant la menace que constituerait l'Iran pour les Etats-Unis et leurs bases implantées au Moyen-Orient (près d'une 40e de bases militaires au total). "L'Iran veut la guerre" : le titre est accrocheur, à l'image de la carte qui fait ressortir en jaune le pays des mollahs menaçant les installations américaines situées à proximité. 

"L'Iran veut la guerre" (source : Reddit)


 « L’Iran veut la guerre. Regardez comme ils ont mis leur pays juste à côté de nos bases militaires »


La première version de cette carte semble remonter à 2012. Cette carte est devenue un mème sur Internet. Elle a été déclinée en plusieurs versions depuis mai 2018, date à laquelle les tensions entre les Etats-Unis et l'Iran sont encore montées d'un cran, suite au retrait américain de l'accord international sur le nucléaire iranien. En voici quelques exemples où l'Iran est mise en évidence avec son drapeau national adopté en 1980 à la suite de la révolution islamique : une manière pour l'Occident d'exhiber la menace de l'Islam chiite (cf drapeau vert-blanc-rouge orné de l'épée entourée de 4 croissants qui n'est pas sans rappeler le djihad).

"L'Iran veut manifestement la guerre" (source : Eat Liver)



Bases américaines entourant l'Iran (source : Daily Star)



L'Iran, de son côté, a suscité le soutien de pays et de groupes d'opinion qui ont cherché à montrer l'encerclement dont le pays serait victime. Retournant l'argument aux Etats-Unis : s'ils voulaient vraiment la paix, les Iraniens devraient-ils déplacer leur pays ? (voir cet article). N'est-ce pas les Etats-Unis qui se considèrent toujours comme la victime, la partie lésée ou la personne menacée ? N'est-il pas légitime de considérer les Etats-Unis comme l'agresseur ?

"Comment réagiraient les Etats-Unis s'ils étaient eux-mêmes entourés de bases militaires iraniennes ?" (source : Reddit)



L'Iran, avec l'Irak, la Syrie et la Corée du Nord, a toujours fait partie de "l'axe du mal" pour les Etats-Unis. Dans ce jeu de menaces réciproques qui rappelle les grandes heures de la Guerre froide, il est difficile de dire au juste qui menace qui. Depuis la révolution islamique de 1979, l'Iran n'a cessé de s'opposer aux Etats-Unis. A cette opposition politico-religieuse s'ajoute désormais l'affirmation de l'Iran en tant que puissance régionale, en opposition à l'autre puissance régionale que constitue l'Arabie saoudite, elle-même alliée des Etats-Unis. Cependant, le rapport de force militaire entre les Etats-Unis et l'Iran reste largement à l'avantage des premiers au point que l'on peut s'interroger si la péril iranien n'est pas brandi par Donald Trump comme un argument à des fins de politique intérieure (cf élections présidentielles en 2020)  ? La stratégie américaine reste fondamentalement la même depuis la Guerre froide : il s'agit d'endiguer les pays en désaccord avec leur politique extérieure ou qui ne respectent pas la défense des intérêts des Etats-Unis.

Dans ce bras de fer politique et cette surenchère rhétorique, il est intéressant de noter que les mêmes cartes peuvent être utilisées ou détournées afin de véhiculer un message politique opposé, pour montrer l'encerclement militaire dont l'Iran serait victime (voir cette vidéo).

Qui est menacé par qui ? Les 45 bases américaines au Moyen-Orient (source : Steemit)



Cette "bataille de cartes" n'est pas nouvelle et n'est pas sans rappeler d'autres exemples. On retrouve le même type de carte pour la Russie représentée comme encerclée par les Etats-Unis et les forces de l'OTAN.



On ne peut nier que les forces américaines soient très présentes au Moyen-Orient. Cette présence s’est même accentuée depuis 2001. Les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak ont laissé de nombreuses forces militaires dans la région (voir cette carte des bases et troupes américaines installées au Moyen Orient en 2022).

Déploiement des bases américaines dans le monde, en particulier au Moyen-Orient
(source : Washington Post)



La Turquie, seul pays membre de l'OTAN dans la région, permet aux États-Unis d'y être présents. Ces derniers possèdent également des bases militaires au Pakistan, au Kirghizistan et à Oman. Bahrein, dans le golfe Persique, est le port d'attache de la 5e flotte américaine qui opère dans tout le Moyen-Orient et a souvent été impliquée dans des affrontements avec l'Iran. Les porte-avions et les destroyers américains opèrent depuis cette base américaine de Bahrein (plus de 7 000 soldats stationnés). Le Koweït constitue le poste de commandement avancé de l’armée américaine avec quelque 13 000 hommes stationnés dans le pays. La base aérienne Al Dhafra à Abou Dhabi, aux Émirats Arabes Unis, compte plus de 5 000 soldats américains, tandis que la base aérienne du Qatar, Al Udeid, compte environ 10 000 soldats (il s'agit de la base américaine la plus importante au Moyen-Orient).

 La base de la 5e flotte américaine à Bahrein. Google Earth (source : American Security Project)



La base aérienne US d'Al Udeid au Qatar. Google Earth (source : American Security Project)


 
En réalité, toutes ces bases américaines ne sont pas de même nature (voir cette vidéo de l'AFP) : certaines sont de simples points d'appui (présence de personnels ou de conseillers), d'autres au contraire fonctionnent comme des bases logistiques ou des points stratégiques avec des troupes stationnées afin de projeter des forces militaires par terre ou par mer (liste des bases américaines à télécharger sous forme de fichier Kmz).

 La description détaillée des installations américaines au Moyen-Orient 



Les Etats-Unis ne sont pas les seuls à disposer de bases militaires au Moyen-Orient. Même si le poids de Washington reste écrasant, le Royaume Uni et la France sont présents respectivement à Bahrein et à Abou Dhabi. L'Iran a elle-même déployé un important réseau de bases militaires, notamment sur les côtes du golfe arabo-persique.

Positions clés de l'Iran et des Etats-Unis au Moyen-Orient (source : Stratfor)  



Le Moyen-Orient reste un point d'ancrage militaire important pour les Etats-Unis, mais depuis leur retrait de l'Afghanistan et de l'Irak, le nombre de bases a tendance à baisser. Le Moyen-Orient ne constitue plus la zone géographique la plus importante en termes de stationnement de troupes américaines.
 
Où se trouvent les principales bases américaines pour combattre le terrorisme ? (source : Smithsonianmag

Ce qui inquiète particulièrement les Etats-Unis, c'est le fait que l'Iran dispose de missiles capables d'atteindre leurs bases militaires ainsi que le territoire de leur allié Israël. Ce type de carte montrant la portée des missiles iraniens est également largement utilisé pour agiter le spectre de la menace iranienne (voir cette carte de l'arsenal iranien établi par le CSIS). De la crise de Cuba en 1962 à la crise avec la Corée du Nord aujourd'hui, on ne compte plus le nombre de cartes qui cherchent à prouver des menaces en montrant la portée estimée des missiles balistiques.

 Pays et territoires à la portée des missiles iraniens (source : Reseauinternational.net)



Depuis mai 2019, la crise entre l'Iran et les Etats-Unis a pris un tour inquiétant avec de nouveaux incidents dans le détroit d'Ormuz. Ce détroit constitue un point de passage stratégique pour l'acheminement du pétole et du gaz du Moyen-Orient vers l'Asie et l'Europe (environ un tiers du trafic pétrolier maritime et un cinquième du gaz naturel liquéfié).



Barils et périls sur le détroit d'Ormuz (source : Libération)



Malgré le recul des guerres interétatiques, le niveau de conflictualité du Moyen-Orient est toujours élevé. Sur le plan géopolitique, deux camps s'opposent : d'un côté, l'arc sunnite représenté par le Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui est un club de pétromonarchies sunnites réunissant l’Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Qatar ; de l'autre, l’arc chiite qui va de l’Iran au Liban (Hezbollah), en passant par l'Irak et la Syrie, et qui s'oppose à l’organisation des pays sunnites et à Israël. On pourrait y ajouter le Yémen où les insurgés Houthis sont appuyés par l'Iran dans leur combat contre le pouvoir central soutenu par Riyad. La Turquie et Israël sont à mettre à part : ils sont les deux pays les plus puissants militairement de la région et ils entretiennent des relations de longue date, sous le patronage des États-Unis (malgré des différends grandissants entre la Turquie et les Etats-Unis). Le sultanat d'Oman est devenu également une pièce maîtresse de la stratégie américaine, car il permet de contrôler le détroit d'Ormuz (via le triangle Djibouti - Masirah - Diégo Garcia) et à terme d'acheminer le pétrole et le gaz par oléoduc et gazoduc sans emprunter le Golfe persique.

Oman, future pièce maîtresse de la stratégie américaine dans le Golfe et l'océan Indien (source : IRSEM)

Oman, porte de sortie des hydrocarbures de la péninsule arabique (source : IRSEM)



Le principal enjeu réside dans le contrôle de l'acheminement du pétrole. La sortie des Etats-Unis de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien s'est traduit depuis 2018 par un embargo sur les produits pétroliers, le secteur aéronautique et minier et une interdiction de commercer en dollars avec l'Iran. En établissant l'extraterritorialité de ces sanctions (y compris pour la Chine, l'Inde et d'autres pays qui bénéficiaient jusque-là d'exemptions pour les achats de pétrole iranien), les Etats-Unis s'érigent de fait en "gendarme économique de la planète". Peu après le discours de Mike Pompeo du 21 mai 2018, le président iranien Hassan Rohani a déclaré s'adressant au Secrétaire d'État américain « Qui êtes-vous pour décider pour l'Iran et le monde ? Le monde aujourd'hui n'accepte pas que l'Amérique décide pour le monde car les pays sont indépendants », ajoutant « cette époque est terminée. Nous suivrons notre voie avec le soutien de notre nation ». L'Iran menace de reprendre une partie de son programme nucléaire si les Etats-Unis ne lèvent pas leurs sanctions économiques. Le président iranien Hassan Rohani pose comme préalable à toute discussion la levée des sanctions contre son pays.

Le New York Times a conduit une enquête à partir des données du site MarineTraffic et a pu établir que 12 pétroliers iraniens avaient livré du pétrole à différents pays (dont la Chine) entre mai et août 2019, défiant les interdictions fixées par les Etats-Unis. La Chine, dont l'approvisionnement en pétrole dépend en grande partie du Moyen-Orient, ne se sent pas liée par les sanctions américaines. Même si les tensions restent fortes, il semble peu probable que les Etats-Unis interviennent militairement dans le détroit d'Ormuz, dont le transit reste en grande partie sous la surveillance de l'Iran et d'Oman. Pour l'Iran, cette stratégie de déstabilisation s'inscrit dans une ambition géopolitique de devenir une puissance de référence au Moyen-Orient, sans pour autant vouloir affronter directement les Etats-Unis. Si Américains et Iraniens n'ont pas d'intérêt à un conflit direct, les risques de dérapage restent assez forts.

Liens sur Internet

Golfe Persique : une guerre risque-t-elle d'exploser ? - 28 minutes - ARTE, 16 mai 2019.

Iran - Etats-Unis : pourquoi le détroit d’Ormuz est-il stratégique ? Vidéo du journal Le Monde, 21 juin 2019.

Carte du détroit d’Ormuz. Abou Moussa : 12 km² d’une importance extrême, Diploweb, 26 juillet 2019.

L'article à lire pour comprendre les tensions entre l'Iran et les Etats-Unis dans le détroit d'Ormuz, France Info, 2 août 2019.

Barils et périls sur le détroit d'Ormuz, Libération, 4 août 2019.

La stratégie de déstabilisation menée par l'Iran qui pourrait conduire à la guerre, Huffington Post, 4 août 2019.

Comprendre la montée des tensions entre les Etats-Unis et l’Iran, Les clés du Moyen-Orient, 23 juin 2019.

Comprendre l’opposition entre chiites et sunnites au Moyen-Orient (vidéo explicative, Le Monde, 2016)

L’Iran se réinvente en puissance régionale, Monde diplomatique, 2018.

L'Iran au coeur des tensions, Le Dessous des cartes, Arte, 2019.

Géographie des forces militaires au Moyen-Orient, Les clés du Moyen-Orient, 2014.

U.S. Military Bases and Facilities in the Middle East. Description et cartographie des bases militaires américaines implantées au Moyen-Orient. American Security Project

The Middle East and Iran. Un blog avec des cartes montrant les enjeux au Moyen-Orient, notamment avec l'Iran et la Syrie.

2004-2017 : la prophétie du roi Abdallah II sur le croissant chiite se réalise. L'Orient le jour, 2017.

Iran, nouvel Iraq ? Blog de l'Ileri, mai 2019.

Oman, future pièce maîtresse de la stratégie américaine dans le Golfe et l'océan Indien, IRSEM, janvier 2015.

Iran versus Etats-Unis, qui menace qui ? Vidéo d'Info-libre.fr, 2013.

Le réseau mondial des bases militaires US : les fondements de la terreur des peuples ou les maillons d'un filet qui emprisonne l'humanité. Alterinfo, 2007.

L'Iran au travers du prisme géopolitique. Pierre Pahlavi. Revue de géographie historique 12 / 2018.


Lien ajouté le 22 août 2019

Les pays bombardés par les Etats-Unis depuis la fin de la 2e Guerre Mondiale (source : MapPorn)

Liens ajoutés le 16 septembre 2019

Trump a twitté une photo classée secret-défense d'un site en Iran. Le président américain a diffusé la photo d'une rampe de lancement carbonisée au Centre spatial Imam Khomeini en Iran, qui venait de connaître son troisième échec de lancement de l'année. C'est la première fois qu'une image révélant la sophistication des satellites espions américains en orbite est rendue publique.
https://www.wired.com/story/trump-tweeted-a-sensitive-photo-internet-sleuths-decoded-it/

Arabie Saoudite. Des installations pétrolières attaquées par des drones (La Voix du Nord, 14 septembre 2019) :  


Washington tient l'Iran pour responsable d'une attaque de drones contre des installations pétrolières saoudiennes, revendiquée par des rebelles yéménites.



Liens ajoutés le 26 septembre 2019



Liens ajoutés le 7 janvier 2020

En juin 2019, Donald Trump avait dit avoir renoncé à la dernière minute à des frappes de représailles contre l’Iran après la destruction d’un drone américain. En donnant l’ordre jeudi 2 janvier 2020 de tuer Ghassem Soleimani, le chef des Forces Al-Qods des gardiens de la révolution iraniens, Donald Trump a choisi l’escalade face à l’Iran. Pour autant ni les ETats-Unis nui l'Iran n'ont intérêt à aller trop loin dans un conflit ouvert.









Liens ajoutés le 10 janvier 2020

Devant l'enchaînement et la gravité des événements au Moyen-Orient, de nombreuses compagnies dont Air France et Lufthansa évitent de survoler l’Iran et l’Irak (Le Parisien).


Lien ajouté le 19 avril 2020

Lien ajouté le 25 novembre 2020

Lien ajouté le 22 janvier 2022

Nick Danforth. The End of History and the Last Map. Cartography and conflict in the post-Cold War world.

« Les experts américains sont entrés dans une nouvelle phase de pessimisme post-guerre froide. L'optimisme internationaliste libéral concernant le triomphe mondial de la paix et de la démocratie est peut-être mort depuis longtemps, mais proclamer sa mort est maintenant plus populaire que jamais. Un flux constant d'articles de réflexion sur le retour de l'histoire, la résurgence du nationalisme et la réémergence de la concurrence entre les grandes puissances annoncent ce que l'on pourrait appeler la montée de la géopolitique du risque... Contrairement à la paix mondiale, la géopolitique des risques semble très cartographiable. Les cartes se sont avérées particulièrement populaires auprès des personnes à la recherche des soi-disant lignes de faille réelles - qu'elles soient religieuses, ethniques ou géopolitiques - le long desquelles le monde de l'après-guerre froide se fracturerait inévitablement. » 

Liens ajoutés le 5 novembre 2023


Lien ajouté le 6 avril 2024

Lien ajouté le 14 avril 2024

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