La carte, objet éminemment politique : quand Trump arrange à sa façon la trajectoire prévue du cyclone Dorian (#SharpieGate)


Signalé par Citylab, The Ominous Power of ‘Sharpiegate’ (10 septembre 2019).

Mark Monmonier, professeur de géographie aux Etats-Unis et auteur du célèbre ouvrage Comment faire mentir les cartes (3e édition), a déjà vu beaucoup de cartes trompeuses présentées dans les médias. Mais pour lui, ce qu'a fait le président Donald Trump relève de la manipulation cartographique à un point rarement vu, et cela au sommet de l'administration américaine. 




Le président Donald Trump a présenté le 4 septembre 2019 devant les caméras une carte du National Hurricane Center (NHC) datée du 29 août représentant le parcours que devait initialement emprunter le cyclone Dorian qui a dévasté les Bahamas (faisant plus de 50 morts). La scène n'avait rien d'improvisé puisqu'elle se déroulait directement dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, carte à l'appui pour ajouter de la force au message.

Sur cette carte apparaissait le sigle de la NHC et de la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration) ainsi que la trajectoire du cyclone en direction de la Floride, telle que la prévoyaient les deux organismes scientifiques. Mais un détail a attiré l'attention des journalistes présents : un trait a été ajouté au stylo feutre noir pour que l’Etat de l’Alabama soit inclus dans le cône. 

S'il est toujours difficile de prévoir la trajectoire exacte d'un cyclone, le fait est que le cône d'incertitude proposé pas les scientifiques à la suite de nombreux calculs et modèles de prévision météorologiques, ne correspondait pas à la carte présentée devant les médias. Cette carte utilisée pour l'exposé présidentiel datait en fait du 29 août (5 jours auparavant) et depuis les prévisions météorologiques avaient sensiblement évolué. Erreur de communication ou intention volontaire de donner l'impression de dominer la situation en prévenant de manière large toutes les populations au risque de provoquer des évacuations inutiles ?

Voici une animation qui permet de reconstituer exactement la trajectoire du cyclone dans les Caraïbes entre le 24 août et le 2 septembre 2019 (cliquer sur l'image pour démarrer l'animation) :

L'affaire aurait pu en rester là si le président Donald Trump n'avait pas persisté les jours suivants dans ses allégations sur Twitter : "La seule chose qui intéresse les Fake News, c’est de rabaisser et de dénigrer". Le bureau du National Weather Service (NWS) à Birmingham, en Alabama, avait aussitôt démenti avec force l'affirmation présidentielle. "L'Alabama ne sera pas touché par Dorian. Nous répétons : aucun impact de l'ouragan Dorian ne sera ressenti en Alabama", a martelé l'institut sur Twitter, précisant que la tempête passerait nettement plus à l'est (ce qui a effectivement été le cas).

Nouveau rebondissement le 9 septembre 2019 : selon le New York Times, le secrétaire au Commerce, Wilbur Ross, aurait menacé de licencier des hauts responsables de la NOAA s'ils ne continuaient pas à apporter un appui au président des Etats-Unis (la NOAA avait publié un message contredisant l'analyse du NWS selon laquelle l'Alabama serait épargné). Pour d'anciens membres de la NOAA, en aucun cas les personnalités politiques ne doivent faire pression sur les scientifiques et imposer leurs préoccupations ni même servir de couverture, ce qui conduirait à mettre en péril la sécurité publique ainsi que la crédibilité de la NOAA chargée d'assurer la protection des Américains (voir leur déclaration dans le Washington Post). L'affaire a donc pris une tournure nettement  politique, d'autant que la NOAA n'a plus de responsable permanent depuis le début de l'administration Trump et a fait appel à des chefs par intérim pour diriger l'agence. Pour le Los Angeles Times, l'affaire pourrait faire rire si elle ne venait pas montrer à quel point le président des Etats-Unis dispose d'un pouvoir sans limites qui s'inscrit clairement dans une « théorie unitaire de l’exécutif ».




Médias et réseaux sociaux se sont aussitôt emparés de l'affaire, désormais connue sous le nom de "Sharpie-gate" ("affaire du feutre" en anglais : voir le hashtag #SharpieGate). Comme à chaque coup médiatique de Trump, les internautes n'ont pas hésité à tourner l'affaire en dérision : voir le Top 12 des images modifiées au marqueur par Donald Trump.

Lors du cyclone Maria en 2017, le président des Etats-Unis avait déjà été à l'origine d'une polémique avec Porto-Rico, félicité pour "son faible nombre de victimes" : un bilan officiel établi à seulement 64 morts alors qu'on estime aujourd'hui que le cyclone a fait près de 3000 victimes. Un chiffre que Trump avait trouvé exagéré au point de menacer de ne plus aider Porto-Rico en cas de nouveau cyclone. Le 20 septembre 2018, le Conseil de la ville de New York avait demandé au président Trump de lancer une commission pour enquêter sur la réponse fédérale apportée à Porto Rico face à l'ouragan Maria. Déjà à l'époque, le président Trump avait choisi de se placer en première ligne dans la gestion de la catastrophe (source : The New York Times).




Au delà des informations qui peuvent circuler sur les réseaux sociaux, il peut être intéressant de revenir aux problèmes posés par la lecture des cartes de prévisions météorologiques. Le New York Times a décrypté, à propos du cyclone Dorian, les raisons pour lesquelles il faut se méfier des cartes de prévision cyclonique, notamment en raison des problèmes liés au cône d'incertitude. "Le cône est d'une simplicité trompeuse. Cela peut constituer un danger si les gens se sentent à l'abri hors du cône". Selon une étude conduite en 2007 à propos du cyclone Florida, 40% des personnes vivant juste à la limite du cône ne se sentiraient pas menacées. Pourtant il y a une chance sur trois que la trajectoire du cyclone se déplace et inclut des secteurs situés initialement en dehors du cône.

Pour Mark Monmonier, le #SharpieGate témoigne du pouvoir et de l'usage détourné des cartes à l'heure d'Internet et des réseaux sociaux. Il ne s'agit pas tant de se méfier des cartes numériques que de montrer les mille et unes manières dont elles peuvent être détournées à des fins médiatiques, politiques ou autres (lire cet article Comment Internet a profondément façonné la cartographie, mais ne l'a pas rendue plus honnête). C'est peut-être un signe avant-coureur de détournements et de manipulations encore plus grossières dans l'avenir. Selon lui, on devrait apprendre à être des « consommateurs prudents » des cartes, quelles qu'elles soient. Les cartes de prévisions météorologiques constituent elles-mêmes une forme particulière de cartographie avec beaucoup de marges d'erreur.

"Lorsque vous entrez dans les cartes et les modèles de prévisions météorologiques, vous essayez de formuler une série d'hypothèses sur l'atmosphère, les mouvements d'air chaud et d'air froid, l'humidité. Vous simulez leurs mouvements dans le temps et vous faites certaines hypothèses. Les météorologues utilisent maintenant des modèles où, au lieu de s'appuyer sur deux ou trois modèles différents - comme le modèle américain ou le modèle européen -, ils injectent des erreurs aléatoires et exécutent les modèles pour voir la stabilité des résultats. Si vous obtenez en gros le même résultat, vous pouvez être raisonnablement certain que les prédictions que vous générez sont assez fiables. Si ces résultats sont très différents, vous faites face à beaucoup d’incertitudes... Lorsque vous faites des prévisions à sept jours pour suivre une tempête, l'incertitude est encore plus grande - d'où le terme de "cône d'incertitude". Lorsque le cyclone se rapproche, les options possibles deviennent moins nombreuses" (voir le modèle "en spaghettis" sur la carte ci-dessous qui montre tous les tracés possibles) :




Pour Mark Monmonier, la carte utilisée par Trump lors de sa conférence de presse correspondait à une prévision antérieure et montrait que la tempête approchait de la côte mais ne la dépassait pas. Le cyclone semblait se diriger vers le nord de la Floride. "Le président a eu un sentiment d'inquiétude à propos de l'Alabama, peut-être parce que c'est un État qui lui a donné d'importantes victoires sur le plan électoral... Donc, ce qu'il a fait, c'est qu'il a pris un stylo et simplement tracé cette ligne supplémentaire pour montrer que la tempête allait frapper l'Alabama".

"Généralement, les tentatives de falsification ont tendance à se produire avant la publication des cartes et ne cherchent pas à contredire des faits scientifiques établis. Vous pouvez modifier un détail dans l’apparence d’une carte avant sa publication. Vous pouvez modifier les choses en déterminant ce qui doit ou non être cartographié. Quelque chose qui pourrait donner une vision défavorable concernant votre administration, par exemple... Mais la carte de Trump est inhabituelle. Je ne trouve rien de vraiment comparable. Nous avions déjà une carte qu’il avait mutilée, d’une manière très évidente. Ce gars ne montre absolument aucune subtilité. Et puis les gens essaient de lui trouver des excuses. Je n'ai jamais rien vu de tel."

Lien ajouté le 2 octobre 2019

Lien ajouté le 19 octobre 2019

Kenneth Field, qui a produit une série de cartes sur les élections américaines de 2016, a proposé lors du congrès NACIS 2019 une carte à compléter par les participants tournant en dérision la carte de Trump et le #sharpiegate.

Lien ajouté le 16 février 2021


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